La décroissance
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Ce livre est le meilleur moyen d’accéder directement à la pensée de Nicholas Georgescu-Roegen, l’économiste qui a fondé l’analyse économique de la décroissance. A l’occasion de sa réédition (le livre avait d’abord été intitulé Demain la décroissance), nous reprenons, avec l’accord de la revue Entropia et de Jacques Grinevald, des extraits de la présentation de celui-ci
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Nicolae Georgescu est né à Constanza, en Roumanie, le 4 février 1906, dans une famille économiquement modeste (son père, officier exclu de l’armée, meurt en 1914, à la veille de la Grande Guerre). Malgré les difficultés de l’époque, sa vocation de mathématicien s’est très vite affirmée, elle a été remarquée par ses premiers maîtres, Gheorghe Radolescu, puis, dès 1918, par Octav Onicescu, éminent professeur de calcul des probabilités et directeur de l’Institut de Statistique de Bucarest.
En novembre 1927, boursier de son pays, Georgescu arriva à Paris où il mena une vie d’étudiant très studieux à la Faculté des sciences de la Sorbonne (pour une thèse avec Emile Borel). Il sera docteur en statistique mathématique, “mention très bien, avec les félicitations du jury“, en 1930. Il a assimilé l’héritage des plus grands mathématiciens à l’Institut Henri Poincaré. Ensuite, il passa deux ans auprès du vénérable Karl Pearson (1857-1936) à Londres, approfondissant ses connaissances en statistique mathématique, mais aussi en biométrie, en biologie mathématique des populations et en épistémologie.
De 1932 à 1946, non sans turbulences et drames politiques, il sera professeur de statistique à l’Université de Bucarest. Entre temps, en 1934-36, boursier de la Fondation Rockefeller, il fit un extraordinaire séjour aux Etats-Unis. A Harvard, sa rencontre inattendue avec Joseph Schumpeter, le célèbre directeur du département d’économie, va l’orienter vers l’économie, théorique et appliquée. Il se lie d’amitié avec Léontief et Samuelson. À la fin des sombres années 30, Georgescu rejoint le Parti national paysan et résistera, aux côtés de Juliu Maniu, aux fascistes et aux communistes.
Aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, en pleine nuit, le 13 février 1948, menacé de mort (à plus d’un titre) par le nouveau régime communiste qui s’est imposé avec l’aide des Soviétiques, il s’enfuit clandestinement de sa patrie, au risque de sa vie, avec sa femme Otilia Busuioc (sa camarade mathématicienne qu’il a épousée en 1934). Arrivé à Constantinople, en Turquie, il est désormais sous la protection des autorités américaines. Comme bien d’autres réfugiés, Georgescu et sa femme traversent l’Atlantique pour le Nouveau Monde.
Le couple arrive aux Etats-Unis en été 1948. Georgescu est accueilli à nouveau à Harvard. Il retrouve Vassily Leontief, Paul Samuelson, Tjalling Koopmans (le directeur des recherches à la Cowles Commission), et bien d’autres stars (comme John von Neumann) qui transforment l’économie en discipline mathématique (de 1951 à 1968, Georgescu fait partie de la rédaction de la revue Econometrica). Fin 1949, il est appelé (George W. Stocking) comme professeur d’économie à l’Université Vanderbilt, à Nashville (Tennessee). Il y fera une brillante carrière académique, jusqu’à sa retraite en 1976. Il est devenu citoyen américain en 1954 (en pleine guerre froide). De 1973 à 1975, il a été membre du comité sur les ressources minérales et l’environnement de l’Académie nationale des sciences.
Ses livres de 1966, 1971 et 1976, certes impressionnants, vont faire problème pour l’establishment, car ils réclament un changement de paradigme radical, mais ses confrères ne sont pas prêts à assumer. Ils vont préférer le déni et l’ignorance. Dans les années 1980, notre prestigieux auteur de The Entropy Law and the Economic Process élargit ses critiques aux illusions des environnementalistes et des néo-énergétistes de la mouvance du sustainable development. Economiste hétérodoxe dans les années 50, hérétique dans les années 60-70 ; il devient, dans les années 1980, le dissident par excellence de la science (économique) dominante de l’Occident. Fait exceptionnel, il démissionne de l’American Economic Association (dont il était distinguished fellow) en 1985 !
Malade depuis quelques années, il meurt à Nashville le 30 octobre 1994, dans un scandaleux silence. Sa solitude intellectuelle, presque totale à la fin de sa vie, est une tragédie qui fait honte à la science économique américaine. Certains de ses collègues, aussi bien économistes que scientifiques, le croyaient mort depuis longtemps !
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Je veux parler ici de l’époque où Georgescu-Roegen défendait publiquement, avec de plus en plus d’arguments, son nouveau paradigme épistémologique et ontologique, sa nouvelle « perspective bioéconomique » (véritablement révolutionnaire) qui ne rencontra qu’une fin de non recevoir de la part de ses collègues (qu’il cherchait sincèrement à convaincre et à convertir). D’une manière plus générale, je crois que le message de Georgescu-Roegen était tout simplement incompatible avec le système scientifico-militaro-industriel (S.S.M.I.) qui domine l’Histoire de notre modernité à l’échelle du monde. J’ai connu l’époque où le professeur Georgescu-Roegen, au sommet de sa réputation scientifique et de sa notoriété académique, lançait dans le débat public son « programme bioéconomique minimal », en réaction non seulement contre la « growthmania », la folie de la croissance soutenue par ladite science économique, aussi bien d’inspiration marxiste que libérale ou néoclassique, mais encore (et cela n’a pas toujours été bien vu) en opposition à l’alternative – illusoire à son avis – de la fameuse « steady-state economy » propagée par Herman E. Daly, son ancien étudiant à Vanderbilt.
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La première fois que j’ai vu et entendu Georgescu, j’ai repensé à l’hérétique Galilée. Dès 1977, j’ai lancé publiquement la comparaison, et je ne le regrette pas : le « message terrestre » de Georgescu-Roegen est, à mon sens, à mettre en parallèle avec le « message céleste » que Galilée publia en 1610 et dans lequel il annonçait au monde des choses que personne n’avait jamais vues. Les temps ont changé. La différence tient à l’essor et à la sociologie de la science moderne. Galilée (“jugé véhémentement suspect d’hérésie“) était à peu près seul au milieu d’un petit nombre d’initiés à la philosophie naturelle (la science). L’hérétique Georgescu, au fond, était aussi à peu près isolé parmi les économistes mainstream, qui sont très nombreux, et il l’était aussi parmi les physiciens qui jouent, plus que jamais , avec les « démons de Maxwell » ! Cependant, après Georgescu-Roegen, un nombre croissant d’écologistes et d’objecteurs de croissance disent maintenant fondamentalement la même chose (même s’il reste encore bien des confusions et des malentendus à dissiper).
À propos de la publication de Demain, la décroissance
C’était en 1979, à Lausanne (la ville suisse de l’école de Walras et Pareto). Ce titre, Demain la décroissance, fut en fait adopté à la dernière minute, lors d’une discussion animée, dans le bureau, 29 rue de Bourg (Lausanne), de notre éditeur de la dernière chance : Pierre-Marcel Favre, trouvé par Ivo Rens – sur les conseils de Jean Rossel (1918-2006), physicien de Neuchâtel qui venait de publier chez Favre L’enjeu nucléaire (essai critique qui joua un rôle non-négligeable dans le mouvement anti-nucléaire suisse).
Nos démarches à Paris avaient toutes échoué. Même le vénérable Armand Petitjean (mon premier contact en 1975 pour cette traduction française de Georgescu-Roegen), qui avait transporté sa collection « Ecologie » (Fayard) aux Editions du Seuil (« Equilibres »), n’avait pas réussi à faire publier, comme il le souhaitait, en même temps Prigogine et Georgescu-Roegen.
Suite à ce double échec, Armand Petitjean (1913-2003), à qui je dois personnellement une autre amitié essentielle, se retira définitivement du monde de l’édition. Ma première idée – « entropie-écologie-économie » – pour ce petit recueil destiné à faire connaître les thèses bioéconomiques de Georgescu-Roegen n’était manifestement pas un titre très accrocheur ! J’avais à l’esprit Entropie – Information – Irréversibilité, le sous-titre du très beau petit livre, grandiose et fascinant, du physicien et cybernéticien Olivier Costa de Beauregard : Le Second Principe de la Science du Temps (Seuil, 1963).
Avec Ivo, notre première idée avait été de traduire “Bio-economic Aspects of Entropy“ (Georgescu-Roegen, 1975), en plus de la conférence du 3 décembre 1970 intitulée The Entropy Law and the Economic Problem (qui donnait un résumé magistral de The Entropy Law and the Economic Process – deux titres à ne pas confondre).
Malheureusement, les éditeurs ne répondirent pas à la demande d’autorisation écrite par Georgescu lui-même. Au printemps 1975, Georgescu m’envoya sa conférence de 1972 à Yale, “Energy and Economic Myths“, enfin publiée aux Etats-Unis, en janvier 1975, après bien des difficultés. Ce texte magistral, assez polémique, notamment avec ses multiples ajouts et son appareil critique, incluait bien le « programme bioéconomique minimal » (Georgescu-Roegen, 1975) que j’avais transcrit en juin 1974. Nous fûmes désormais bien convaincus, Ivo et moi, qu’il nous fallait traduire « L’énergie et les mythes économiques » en français. Il faut rappeler que les rapports entre l’écologie et l’économie n’étaient pas encore vraiment à la mode, malgré l’ancienneté des racines de cette question. On le comprend aisément, il n’était pas question, pour notre éditeur suisse, qui visait le grand public, d’employer un terme aussi ésotérique que entropie dans notre titre.
Favre voulait un titre moins savant, plus frappant. Je me souviens bien de sa réaction hilare lorsque, dans notre discussion à trois, dans son bureau, en janvier 1979, j’ai lancé, sans me prendre trop au sérieux : Demain la décroissance ! Cela nous sembla parfaitement correspondre au « message terrestre » de Georgescu-Roegen (et l’idée était explicite dans le livre et dans notre préface). A vrai dire, je venais de lire un livre intitulé Demain le capitalisme, d’un certain Henri Lepage, un économiste libéral qui, lui, n’avait strictement rien à dire sur l’écologie des ressources et la crise de l’environnement, et qui ignorait, évidemment, les thèses hétérodoxes du professeur Georgescu-Roegen.
Favre, nouveau venu en Suisse romande dans le monde de l’édition, et qui ne manquait ni d’audace ni de malice, adopta immédiatement cette expression iconoclaste de Demain la décroissance. Cette formule convenait bien aussi à Ivo Rens, qui était maintenant impatient (comme Georgescu) de voir enfin paraître cette traduction française, après tant de refus et d’atermoiements dans le monde (parfois désinvolte) de l’édition parisienne.
Revenons aux sources de la décroissance !
Tout a donc bien commencé publiquement, pour ainsi dire, avec la publication, au printemps 1979, de ce petit volume Demain la décroissance. Je l’avais composé et préfacé, en collaboration avec mon professeur et ami Ivo Rens (dont j’étais alors l’un des assistants en histoire des doctrines politiques). Au départ, il devait comprendre deux textes. Le troisième fut ajouté en 1977 sur l’insistance de notre ami Nicholas qui trouvait qu’il y exprimait clairement sa critique de l’illusion écologiste de l’état stable ou stationnaire et sa critique du dogme néo-énergétiste qui oublie que la loi de l’entropie s’applique aussi à la matière économiquement utilisable (« matter matters, too »).
L’initiative de ce livre et son titre étaient entièrement de nous deux, Ivo et moi, et non de Georgescu-Roegen (Demain la décroissance n’avait pas d’équivalent en anglais). Notre économiste hétérodoxe, comme il se présentait lui-même, accueillit très favorablement notre démarche, nous encourageant du mieux qu’il pouvait. Je l’ai consulté plus d’une fois sur des points précis ; j’ai aussi discuté la préface avec lui à Strasbourg en 1978. Le thème et le terme de décroissance (en français) revenaient souvent dans nos discussions sur l’avenir de « la phase industrielle » de l’évolution de l’humanité.
Cela, évidemment, heurtait de front non seulement la growthmania des économistes, aussi bien marxistes que libéraux, que notre conception progressiste eurocentrique de l’histoire des modes de vie et des sociétés humaines. Cette traduction en français de textes « bioéconomiques » de Nicholas Georgescu-Roegen fut une réelle aventure, commencée, comme on vient de le voir, avec ma rencontre avec Georgescu-Roegen et ma collaboration avec Ivo Rens à la Faculté de droit de l’Université de Genève.
C’est dès 1975 que l’idée de traduire l’hérétique Georgescu nous mena finalement à un titre plus polémique et plus prophétique que prévu au départ. Notre chapitre II, “l’énergie et les mythes économiques“, le plus important, contient explicitement la perspective de la transition inéluctable vers la décroissance, telle qu’elle était pensée par Georgescu-Roegen (qui citait significativement M. King Hubbert et le numéro spécial du Scientific American de 1970 sur « the Biosphere ») au moment où il prenait part au débat sur la « crise de l’énergie » et « les limites à la croissance ».
Sa position nuancée vis-à-vis du Rapport Meadows pour le Club de Rome a récemment fait l’objet d’une remarquable mise au point, basée sur les archives Georgescu-Roegen déposées à la bibliothèque de la Duke University (Levallois, 2010).
L’intérêt pour Ivo et moi était double : participer nous-mêmes à la critique de la croissance économique et faire connaître le point de vue révolutionnaire (épistémologique, ontologique, éthique et politique) d’un économiste chevronné, un temps le « darling » des économistes mathématiciens américains, ami et rival du célèbre Paul Samuelson (1915-2009), et que le grand public – y compris celui, minoritaire, de sensibilité écologiste – ignorait encore totalement.
Ensuite, j’ai repris ce travail pour présenter une nouvelle édition, entièrement révisée et augmentée, avec l’appareil critique qui manquait, et cette fois, d’entente avec Dominique Bigourdan qui m’accueillait aux Editions Sang de la terre, l’ouvrage fut intitulé La Décroissance.
Parce que demain, c’était hier ; parce que la décroissance, maintenant, c’était aujourd’hui ! Ce titre frappa davantage. De plus, grâce aux contacts d’Ivo Rens au Canada, cette édition fut mise en ligne, gratuitement, sur le site de la bibliothèque numérique « Les classiques des sciences sociales » créée et animée par le sociologue québécois Jean-Marie Tremblay.
En 2008 est paru une deuxième édition de La Décroissance (ou troisième édition du livre de 1979), avec encore quelques corrections et améliorations (notamment dans les notices des auteurs cités). C’est un outil de travail, de recherche, un work in progress.
Jacques Grinevald
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- La décroissance, par Nicholas Georgescu-Roegen, introduction par Jacques Grinevald et Ivo Rens, éd. Sang de la Terre, 302 p.