Le tribunal nantais assomme les manifestants anti-aéroport et laisse courir la police

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Le tribunal de Nantes a condamné très lourdement quelques personnes ayant participé à la manifestation du 22 février contre l’aéroport de Notre Dame des Landes. Jugées d’avoir été violentes, mais avec des preuves très ténues. Quant aux policiers qui ont gravement blessé des manifestants avec des flash balls, ils courent toujours.
- Nantes, correspondant
Le 22 février dernier s’est déroulée à Nantes une grande manifestation contre le projet d’aéroport de Notre Dame des Landes. Près de 40 000 personnes y avaient participé, ainsi que 520 tracteurs, mais une confrontation avec la police s’était produite. Le lendemain, la police avait annoncé la mise en place d’une cellule spéciale d’enquête d’une trentaine de fonctionnaires pour attraper ceux que les autorités désignaient comme « casseurs ».

Cinq semaines plus tard, passée l’échéance politique sensible des municipales, les enquêteurs ont trouvé. À défaut des fameux « blacks blocs qui voulaient casser du policier et s’en prendre aux mobiliers urbains » stigmatisés par Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, on a pris deux militants connus et deux lampistes. Si la préfecture avait annoncé le jour même huit policiers blessés, le chiffre montant à 129 « contusionnés » le lendemain, tous ont disparu des audiences de la justice.
L’urgence, cinq semaines après
Neuf arrestations ont eu lieu au petit matin du 31 mars, le lendemain même du deuxième tour des élections municipales. Mais deux personnes étaient de suite relâchées - l’une n’était pas à Nantes le jour de la manif, les preuves manquant contre le deuxième. Les gardes à vue ont été renouvelées jusqu’au renvoi devant le tribunal correctionnel.
La procédure de comparution immédiate est habituellement utilisée en urgence après des flagrants délits. Là, alors que les faits remontent à plus d’un mois, elle a permis de tenir l’audience le 1er avril, dans la continuité des arrestations.
Charges retenues contre les quatre prévenus : des présumées « violences sur personne détentrice de l’autorité publique ». Mais aucun policier n’est venu témoigner avoir été atteint par un des quatre prévenus. Le reste des charges : fabrication d’un engin incendiaire (un fumigène), participation avec arme par destination (un pavé pour l’un, des cailloux ramassés pour les deux autres), dégradation (pour avoir pénétré dans une boutique de la société publique de transport en commun et pris un T-shirt, après avoir été trempé par les canons à eau de la police). Cette récupération d’un T-shirt sec a été qualifiée de « graves exactions » par le juge à l’audience.
Pastilles et bagdes
Philippe, 53 ans, intermittent du spectacle, casier judiciaire vierge, militant de longue date à la CGT et au DAL (Droit au logement), un des quatre dans le box, a bien reconnu avoir fait « retour à l’envoyeur » des « pastilles lacrymogènes ». Mais il souligne : « Il n ’y a aucun lien entre tous les quatre. Alors pourquoi faire un lot, plus d’un mois après ? »
On l’accuse avec trois clichés, captures d’écran d’un film pris au cœur des nuages lacrymogènes par la télévision locale TV Rennes. Sur une capture d’écran, on le reconnaît debout au milieu de gens masqués qui dépavent des rails du tramway. Un autre cliché présente une personne de dos. Une autre image montre une personne non identifiable mais de gabarit similaire. Des badges sur un blouson sombre. Éléments clef de la perquisition, ces « trois badges que tout le monde peut avoir et que les policiers ont reposé en groupe sur un blouson saisi dans la perquisition » pour recouper avec l’image dans la manif.
Fumigène ou engin incendiaire
« La justice était apparemment plutôt contente d’avoir quelques militants investis, plus idéologiquement conformes, qu’on retrouve régulièrement dans des manifs, que les pékins moyens arrêtés le jour même et traduits aussi en comparution immédiate », explique Me Stéphane Vallée, avocat d’Enguerrand, le militant de 22 ans, sans emploi, qui a été condamné à un an ferme. Il a reconnu « quelques pierres et trois fumigènes dans une période de dix minutes, mais contre le mur anti-émeute, pas sur des personnes » explique sa compagne.
Des traces de son ADN sont retrouvés sur un fumigène trouvé par delà des hautes grilles anti-émeutes barrant la rue fixées au devant des camions de police. S’il a admis en garde à vue avoir fabriqué ce fumigène, quoi de répréhensible pour un produit d’artifice en vente libre, utilisé dans toutes les manifestations syndicales ?

- Fumigène dans une manifestation à Metz -
« La justice fait une interprétation pour considérer que, comme on y met le feu pour l’allumer, ça entre dans la catégorie des engins incendiaires ou explosifs », dit Me Vallée à Reporterre, une semaine après l’audience. Son client a aussi été condamné pour violences : « Il reconnaît avoir lancé un pavé en direction des policiers, mais où sont les violences s’il n’y a pas de victimes ? Personne n’a été atteint par ce projectile dans les rangs des forces de l’ordre, on n’a aucun nom de fonctionnaire se disant victime, rien... »
Coupe de cheveux non conforme
Dans la procédure, la police reconnaît que le 22 février, dès 13 h 30, elle « sait qui va créer des troubles et peut aisément les surveiller ». Mais jamais la police ne dit savoir que les quatre traduits devant la justice appartiennent à ce groupe sous haute surveillance. D’ailleurs les quatre prévenus sont dans la manif à visage découvert. Et si la police connaît si bien les fauteurs de troubles, qu’ont fait les autorités pour les en empêcher ?, a interrogé Me Vallée à l’audience.
Le juge a ignoré les photos de son client, datées de la semaine précédant la manif, photos qui montrait l’incohérence avec le cliché de police pris dans la manif. Ou dans une autre manif... Car rien ne prouve que cette photo produite par les enquêteurs ait été prise ce jour-là.
« Photo, surtout, sur laquelle ni moi ni Enguerrand ne l’avons reconnu, dit sa compagne. Cette photo représente quelqu’un avec les cheveux longs, contrairement à Engué ! Par ailleurs, les policiers eux-mêmes, puisqu’ils détenaient mon appareil photo, auraient pu très simplement vérifier cette histoire de coupe de cheveux... si l’enquête n’avait pas été menée complètement à charge ».
Le juge lui reproche aussi d’avoir téléchargé sur l’ordinateur de sa compagne le Guide du manifestant arrêté pourtant édité par le Syndicat de la magistrature, sans non s’intéresser à la date à laquelle ce document public a été téléchargé.
Canette de bière et T-shirt
A côté de ces deux militants dont on l’impression qu’ils payent pour l’ensemble de leur engagement, les deux autres accusés sont là par hasard. « J’étais saoul, j’ai vu passer la manif avec un copain. Pour rigoler ; on a jeté des trucs aux flics » reconnaît l’un, qui s’est filmé sur son portable tout en concédant qu’il ne sait rien de ce « problème d’aéroport ». L’autre a ramassé, il est vrai dans une boutique dévastée, un T-shirt dont personne ne dit qu’il a été volé.
Mais où sont passés les Black blocks stigmatisés par les autorités ?

Disproportion avec la réalité des dégâts
Dans son réquisitoire, la substitut du procureur a reconnu que « la manifestation a été organisée pacifiquement mais a dégénéré », ce qui contredit la version du préfet qui a imputé aux organisateurs la responsabilité des incidents et de la casse d’une dizaine de boutiques.
La représentante du parquet a aussi mis en cause les demandes de la seule partie civile, la société de transports en commun de l’agglomération, qui a estimé son préjudice entre 300 et 500 000 euros, selon elle en « totale disproportion avec la réalité des dégâts ».
Cependant, quant aux qualifications de violences contre représentant de l’autorité, « peu importe le but » et qu’il n’y ait pas de victime déclarée, car selon elle, il y a « violences parce qu’il y a une grande émotion, une crainte des personnes visées ». Un artifice juridique pour maintenir la qualification de violences, en l’absence de blessure, d’arrêt de travail ou même du moindre contact physique.
Le jugement est tombé, provoquant la stupéfaction devant la lourdeur des peines. Un an ferme pour Engerrand avec mandat de dépôt immédiat et refus de s’entretenir quelques instants avec sa compagne. Quatre et cinq mois ferme pour les cailloux lancés sans atteindre quelqu’un et le T-shirt. Quatre mois avec sursis pour le militant du DAL.
Tous écopent d’un an d’interdiction de manifester à Nantes et à Notre-Dame-des-Landes. Une mesure généralement destinée aux maris violents interdits de séjour dans le département de leur victime ou pour le banditisme et le proxénétisme. La peine s’assortit d’un an d’interdiction de port d’arme. Histoire de faire croire qu’on a eu affaire à des gens dangereux.
Armes de mutilation
Ce volet judiciaire répressif occulte un autre aspect de la manifestation aujourd’hui couvert par une certaine impunité : les graves blessures infligées aux manifestants. Ils sont désormais trois blessés à l’œil par des tirs de « lanceurs de balle de défense » (LBD), un super flash ball précis à plus longue distance que le flash ball première génération.

Les pronostics médicaux sont similaires aux autres blessés au visage par ces tirs policiers dans les années passées ; la perte de la vision de l’œil atteint. Des citoyens réclament une enquête parlementaire sur l’action de la police ce jour-là, et l’interdiction de ces armes anti-émeutes, annoncées comme non létales mais qui mutilent des manifestants.
Plaintes contre la police
Quatre plaintes contre X pour « violences volontaires avec arme » ont été déposées visant les forces de l’ordre, dont une portée par un journaliste reporter d’image touché aux jambes et une autre par un photographe atteint en pleine poitrine par un tir de LBD. Ces plaintes doivent être examinée par l’IGPN, l’Inspection générale de la police nationale. Des vidéos attestent de ces tirs ciblant précisément ces journalistes.
Une conférence de presse se tiendra mardi 15 avril présentant ces trois cas recensés lors de la manif du 22 février. Un film apparu récemment montre les secours spontanés au chevet d’un de ces blessés à l’œil, chargés, aspergés de lacrymogène et de jet d’eau sous pression, malgré leurs reculs en prévenant qu’il portent assistance à un blessé.
Complément d’information : Le témoignage d’Emmanuel Darrien, gravement blessé à l’oeil par un tir de la police.
