Tribune —
Les banques et les agences de notation sont les dictateurs de l’Occident
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« Les élections sont aujourd’hui aussi factices – à cause de la couardise et de la collusion des gouvernements – que celles auxquelles les Arabes ont été obligés de participer décennie après décennie afin de sacrer leurs propres propriétaires nationaux. Goldman Sachs et la Royal Bank of Scotland sont désormais les Moubarak et les Ben Ali des Etats-Unis et du Royaume-Uni. »
Ecrivant depuis cette région [le Moyen-Orient] qui produit plus de clichés au centimètre carré que n’importe quelle autre, je devrais peut-être y réfléchir à deux fois avant de déclarer que je n’ai jamais lu autant de foutaises, autant de débilités absolues que ce que j’ai pu voir au sujet de la crise financière mondiale.
Et puis non, je ne m’abstiendrai pas. J’ai le sentiment que le journalisme censé traiter de l’effondrement du capitalisme a atteint de nouveaux tréfonds que même le Moyen-Orient ne peut surpasser en termes de soumission sans frein à ces institutions et à ces « spécialistes » de Harvard qui ont justement contribué à déclencher tout ce désastre criminel.
Commençons par le « printemps arabe » – en soi une distorsion verbale grotesque du formidable éveil arabo-musulman qui ébranle le Moyen-Orient – et les parallèles minables avec les mouvements de contestation sociale dans les capitales occidentales. Nous avons été abreuvés d’articles sur comment les pauvres ou les défavorisés de l’Ouest auraient « puisé » dans le manuel du printemps arabe, comment les manifestants aux Etats-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, en Espagne et en Grèce auraient été « inspirés » par les gigantesques manifestations qui ont fait tomber les régimes en Egypte, en Tunisie et – dans une certaine mesure – en Libye. C’est idiot.
Il va sans dire que la véritable comparaison, les journalistes se sont abstenus de la faire, eux qui sont si ardents à vanter les mérites des rébellions arabes contre leurs dictateurs, si prompts à ignorer les protestations contre les gouvernements occidentaux « démocratiques », si désespérément pressés de dénigrer ces manifestations, de laisser entendre qu’il ne s’agit que de la reproduction de la dernière tendance à la mode dans le monde arabe. La vérité est un rien différente.
Ce qui a poussé les Arabes à descendre par dizaines de milliers, puis par millions dans les rues des capitales du Moyen-Orient, c’est une dignité revendiquée, ainsi que le refus d’admettre que les dictateurs locaux et leurs familles étaient de fait les propriétaires de leurs pays. Les Moubarak, Ben Ali et autres Kadhafi, les rois et émirs du Golfe (et de Jordanie) et les Assad s’imaginaient tous qu’ils jouissaient de l’usufruit de l’ensemble de leurs nations. L’Egypte appartenait à Moubarak Inc., la Tunisie à Ben Ali & Cie (et à la famille Traboulsi), la Libye à Kadhafi & Fils, et ainsi de suite. Les martyrs arabes contre la dictature sont morts pour prouver que ces pays appartenaient à leurs peuples.
Et c’est là que réside le vrai parallèle avec l’Occident. Les mouvements de protestation visent effectivement le monde des affaires – une cause tout à fait juste – et les « gouvernements ». En revanche, ce qu’ils ont découvert, un peu tard, certes, c’est que depuis des décennies, ils ont foi dans une démocratie frauduleuse : ils votent sagement pour des partis politiques, qui confient ensuite leur mandat démocratique et le pouvoir du peuple aux banques, aux cambistes en produits dérivés et aux agences de notation, qui peuvent tous compter sur une coterie répugnante et malhonnête de « spécialistes » venus des meilleures universités et des « cabinets de consultants » des Etats-Unis, lesquels entretiennent la fiction qui veut que l’on soit confronté à une crise de la mondialisation plutôt qu’à une énorme arnaque pour flouer les électeurs.
Les banques et les agences de notation sont devenues les dictateurs de l’Ouest. Comme les Moubarak et les Ben Ali, elles croyaient – et continuent de croire – qu’elles étaient les propriétaires de leurs pays. Les élections qui leur donnent le pouvoir sont aujourd’hui aussi factices – à cause de la couardise et de la collusion des gouvernements – que celles auxquelles les Arabes ont été obligés de participer décennie après décennie afin de sacrer leurs propres propriétaires nationaux. Goldman Sachs et la Royal Bank of Scotland sont désormais les Moubarak et les Ben Ali des Etats-Unis et du Royaume-Uni, chacun engloutissant la richesse du peuple sous forme de primes et de bonus bidons offerts à leurs patrons sans pitié, animés d’une cupidité infiniment supérieure à ce que pouvaient imaginer leurs frères en dictature arabes, pourtant rapaces.