Tribune —
Objecteur de croissance, pas Décroissant
Voici une très bonne explication des raisons pour lesquelles on peut apprécier la logique de la décroissance, se revendiquer « Objecteur de croissance », et pour autant ne pas utiliser le terme de décroissance comme définition de la politique à mener.
J’ai été invité le 6 octobre par les Amis du Monde Diplomatique et Attac à débattre avec Serge Latouche de la croissance et de la décroissance. Théâtre bondé dans la banlieue lilloise, 450 personnes. Nous sommes l’un et l’autre des « objecteurs de croissance ». Mais pour ma part, je n’utilise pas le terme de décroissance.
Pourquoi suis-je devenu, comme d’autres dont le nombre grossit, un objecteur de croissance ? Pour au moins trois séries de raisons.
La première est que, sur le plan social, celui du bien-être individuel et collectif, on peut montrer, statistiques à l’appui, qu’à partir d’un certain niveau d’abondance matérielle que nous avons nettement dépassé en France, depuis environ 20 ans, il n’y a plus aucune relation entre d’un côté les grandes variables sociales et humaines et, de l’autre, le niveau d’abondance mesuré par le PIB [produit intérieur brut] par habitant. On peut par exemple être de loin le pays le plus riche du monde dit développé (les Etats-Unis), et avoir pourtant une espérance de vie bien plus faible que des pays nettement moins riches, des performances éducatives moins bonnes, bien plus de pauvreté et d’inégalités (y compris entre les hommes et les femmes), six ou sept fois plus de violences, d’homicides et de personnes en prison, etc.
La croissance des 20-30 dernières années s’est plutôt faite contre le social, en tout cas elle n’a pas produit d’effet positif sur ce plan. Et, même dans certains pays pauvres, l’obligation de croissance à tout prix a fait des dégâts.
La seconde raison est plus philosophique, et elle puise aussi bien dans certaines convictions religieuses sur l’importance relative de l’être et de l’avoir, que dans des philosophies athées dont André Gorz, influencé par le marxisme, est un bon représentant. Cette seconde raison met par exemple en avant la façon dont nous sommes piégés par l’injonction du toujours plus matériel, par la consommation ostentatoire, par la production de l’avidité permanente organisée par un capitalisme de la démesure à la recherche incessante de nouvelles sources de profit. Par les 500 milliards de dollars de publicité mondiale annuelle sans laquelle nombre d’innovations ne trouveraient pas preneur et dont le rôle est de nous faire prendre le futile pour l’utile, de pousser à l’endettement à risques, en renforçant le sentiment de privation de ceux qui ne peuvent pas se payer ce qu’on voit à la télé.
Enfin, la troisième raison, qui a accéléré ma conversion et celle de beaucoup d’autres, c’est l’ampleur de la crise écologique, dont les manifestations sont multiples, et dont le réchauffement climatique inexorable constitue le risque humain majeur, bien analysé dans le rapport 2007-2008 du PNUD [Programme des Nations unies pour le développement].
On débouche alors sur la question posée par les organisateurs de ce débat : croissance verte, arrêt de la croissance ou décroissance ? Je mentionne pour mémoire une conviction des avocats de la décroissance, conviction que je partage : même s’il n’y avait pas de crise écologique, il y aurait de bonnes raisons de refuser la perspective d’une croissance indéfinie. Mais l’essentiel pour convaincre aujourd’hui n’est pas là.
L’essentiel, c’est qu’il n’y aura pas de croissance durable, parce que je crois impossible de concilier la poursuite de la croissance avec l’impératif de division par 5 ou 6 des émissions de GES (gaz à effet de serre) en France d’ici 2050 (et par plus de 2 dans le monde), soit une réduction de 4 % par an.
Je m’en suis expliqué dans une tribune de Politis « Le chiffon rouge de la croissance verte », dont je ne retiens qu’un argument, parmi d’autres. Supposons une croissance économique permanente de 2 % par an. Cela veut dire en résumé qu’on produit chaque année 2 % de biens et de services de plus que l’année précédente. En passant, cela veut dire que nos descendants auraient, en 2100, six fois plus de biens et de services à consommer… Sans croissance, il faudrait déjà réduire de 4 % par an les émissions PAR UNITE PRODUITE, CE QUI EST ENORME. Avec une croissance de 2 % par an, il faudrait les réduire de 6 % par an, soit trois fois plus vite qu’au cours des dernières années. On fait comment ? On laisse les savants fous type Allègre nous assurer des lendemains qui chantent grâce à la science ?
Vouloir prolonger la croissance quantitative, même réorientée, c’est comme si vous mettiez un coup d’accélérateur d’émissions au moment où il faut freiner très fort. Le tête-à-queue n’est pas loin.
Passons aux deux autres options qui me sont proposées : arrêt de la croissance, et décroissance. Aucune des deux ne me convient, et surtout pas l’arrêt de la croissance ou la croissance négative. Je rejoins sur ce point Serge Latouche : tant que nous sommes dans une « société de croissance », une société productiviste de fuite en avant dans le « toujours plus », où tout semble dépendre de la réalisation de cet objectif, y compris l’emploi et la protection sociale, la panne de croissance ou la récession conduisent à des désastres sociaux, dont le chômage. Une société droguée qui n’a plus accès à ses doses souffre. C’est comme un avion à réaction à qui l’on imposerait le sur place. Il tombe, parce que ces avions sont dépendants de la poussée des réacteurs, ils ne peuvent pas planer.
C’est seulement dans une société où l’on cesserait de faire tout dépendre de la croissance que l’on pourrait se passer de ce réacteur et du kérosène, pour apprendre à planer. Mais il faut changer de modèle d’avion et de forces motrices. J’arrête cette analogie limitée, mais dont l’intérêt est de nous pousser à réfléchir à d’autres possibles, sans régression sociale, à une « société soutenable ». J’y reviendrai en conclusion.
Et la décroissance ? Bien que je rejoigne ses avocats sur bien des plans, je n’utilise pas ce terme. Ma principale réticence est la suivante : pour le commun des mortels, décroître c’est le contraire de croître et il est vraiment très difficile de comprendre que la décroissance n’est pas la croissance négative. Bien entendu, quand on lit Latouche, Ariès ou Cheynet, on voit bien que ce qu’ils veulent dire concerne une critique radicale de la religion de la croissance, à laquelle j’adhère. On pourrait parler de post-croissance, ou d’anti-croissance, comme il y a l’anti-pub.
Mais choisir un mot slogan qui exige ces lectures pour comprendre qu’il veut dire autre chose que ce qu’il dit, c’est une sérieuse limite à la popularisation des idées ! N’est-ce pas un peu une démarche intellectuelle d’un collectif d’avant-garde doté d’un signe de reconnaissance clair pour ses membres et pas pour les autres ? Voilà pourquoi, dans le souci d’éducation populaire qui est le mien, j’ai des réticences avec ce mot-slogan.
Mais pour comprendre pourquoi décroissance a été préféré à anti-croissance ou à objection de croissance, il faut pousser plus loin l’examen. En réalité, les avocats de la décroissance ne sont pas très clairs et il y a bien une dimension de croissance négative dans leur discours. Dans le Petit traité de la décroissance sereine de Serge Latouche, au demeurant un excellent bréviaire, il est par exemple écrit (p. 90) que le retour à une empreinte écologique soutenable en France pourrait se faire, entre autres mesures, par une réduction du volume de la consommation finale (« réduction de moins de 50 % »). Bien que le slogan d’André Gorz - « moins, mais mieux » - me convienne (sauf quand même pour les 30 à 40 % de personnes qui vivent déjà avec pas grand-chose), on a bien là une stratégie qui emprunte à la croissance négative.
Pourquoi pas d’ailleurs, il faut en débattre et voir comment la majorité pourrait vivre mieux avec moins de quantités et plus de qualité dans une société post-croissance, mais il vaudrait mieux être clair.
Mais si les tenants de la décroissance clarifiaient leur analyse sur ce point, cela les amènerait à creuser une question où ils restent légers selon moi : l’avenir de l’emploi et de la protection sociale dans la « grande transformation » vers une société soutenable. Je crois en fait que l’avenir de l’objection de croissance tient essentiellement à la possibilité de convaincre les gens qu’on peut créer des emplois utiles, réduire le chômage et préserver la protection sociale sans le moteur à réaction de la croissance. Or que répondent les avocats de la décroissance, pour l’essentiel ? « Réduction drastique du temps de travail », prise de distance avec la « société travailliste » et partage des richesses.
Cela ne peut me suffire. J’ai souvent insisté (voir sur ce blog mes textes du 20 mai et du 30 juin) sur le point suivant : dans les prochaines décennies, il faudra mobiliser beaucoup de travail pour produire, sans progression globale des quantités (sans croissance), des biens et services « propres », verts, répondant à des besoins sociaux mis en délibération, selon des processus économes en ressources naturelles.
Et cela d’autant plus qu’il faudra beaucoup réparer parce qu’on a beaucoup endommagé. La sobriété et la durabilité ne sont pas des ennemis de l’emploi, contrairement au productivisme. Les nouveaux gisements d’emploi utile de la durabilité, de la proximité et des activités de soins aux personnes, aux biens, au lien social et à la nature, pourraient compenser les réductions parfois fortes dans les secteurs les plus polluants, réductions dont il faudrait anticiper l’évolution et les conversions en préservant le potentiel humain. Cela n’exclut nullement la RTT [réduction du temps de travail], car le temps vraiment libéré a une valeur émancipatrice en soi, mais seulement après avoir fait le bilan des besoins et des contraintes collectives de la société à (re)construire.
En résumé, défendre le projet d’une société soutenable de sobriété et de plein emploi, débarrassée de l’obligation de croissance et impliquant une forte réduction des inégalités, c’est sans doute moins fun et moins radical que de parler de décroissance, mais l’attente des citoyens est désormais sur le « comment réorienter, et avec quels effets sur nos vies » et je doute que le « mot-obus » qu’est la décroissance réponde à cette attente. Il est rare que les obus aident à soigner et guérir. Mais je peux me tromper.