Tribune —
Pour changer le monde, soyez psychologue
Durée de lecture : 8 minutes
Alda ! a interviewé, Séverine Millet, qui est conseillère en communication
responsable. Elle est expert à ce titre auprès de l’ADEME. Elle fait aussi
de l’accompagnement du changement où elle aide à lever
les freins à l’action et à trouver les moteurs pérennes. Militante
écologiste et des droits humains depuis ses 14 ans, elle est avocate
de formation et spécialisée dans les énergies renouvelables
qu’elle traite en considérant le volet (ou les barrières) psychologique/s.
Alda - Comment êtes-vous arrivée à étudier la psychologie de la militance ?
Séverine Millet - Quand on est militant, on ne l’est pas par hasard. Les moteurs à l’action (soit dans l’humanitaire ou l’écologique) sont les mêmes : des moteurs émotionnels intéressants pour démarrer ou passer à l’action mais insuffisants pour que l’action soit pérenne, efficace et performante au final.
A l’époque, j’étais à l’Alliance pour la Planète (réseau d’associations (Greenpeace, WWF, France Nature Environnement, etc.) qui se constituait et qui a été à l’origine du Grenelle de l’environnement). On s’était rendu compte que la part qui n’était jamais prise en compte sur le terrain était la part humaine.
Depuis, j’aime représenter la crise écologique comme un iceberg.
La partie en surface, émergée, est représentée par nos modes de production de consommation, nos choix de société, nos modes de transport, notre psychologie sociale, … En dessous, c’est la partie immergée de l’iceberg, qui regroupe tout ce qui fait que l’homme moderne occidental a fait des choix de sociétés qui actuellement ne sont pas viables... et qu’on ne travaille pas ! C’est tout ce qui concerne la psychologie, sociologie, anthropologie, culture, etc.
En effet, quand on intervient en tant que conseil, ou directeur de développement durable ou en tant que militant dans des associations, on s’intéresse surtout à agir sur la partie émergée qui est fine… On ne cherche pas à travailler et à connaître les mécanismes qui font qu’on en est arrivé là ! On met des rustines sur des roues crevées !
Pourquoi, alors que l’on est si informé, nous est-il si difficile de changer
nos comportements et nos modes de vie ?
Les sociologues de l’environnement mentionnent comme première cause la « Dissonance cognitive ». Cela arrive quand une personne est coincée entre le « il faut agir : gérer la crise écologique, sauver le monde, etc. » et une demande d’action irréalisable (dans son esprit). La situation où l’information semble ingérable au niveau humain, sauf à un niveau intellectuel. Quand une personne se trouve coincée « il faut tout changer car rien ne va, et, on va dans le mur… mais je ne peux pas changer à mon petit niveau humain »… elle est dans une dissonance cognitive qui crée une tension intérieure à la limite du supportable (sentiment d’impuissance, profonde culpabilité, etc.) et empêchant l’action !
Pour gérer cette dissonance, les personnes mettent en place des « stratégies d’évitement » pour « aller là où on sait le mieux faire pour échapper à cette tension » en disant « c’est trop cher, je n’ai pas les moyens, je n’ai pas assez d’information, ce n’est pas de ma responsabilité mais de ceux qui ont les moyens : le gouvernement, etc. »… Il faut savoir écouter ces phrases et voir ce qui a derrière : une demande d’information alors qu’on est sur-informé aujourd’hui… il faut la traiter avec des pincettes ! La personne étant coincée, elle essaie juste d’échapper à cette tension !
Certains se mettent dans une telle tension qu’ils en arrivent au déni. Même si l’écologie apparaît comme une priorité dans les sondages, en réalité la nature est trop loin de nous ! Les priorités dans les valeurs sociales qui sont les nôtres sont autres : sécurité affective et financière, santé, enfants, etc. Tant que ces couches ne sont pas complètement compensées, on ne peut pas s’occuper de l’écologie.
D’autre part, le changement nécessite un processus d’appropriation :
Cela passe par la « pré-contemplation » qui touche des gens qui n’ont pas décidé de changer car ce n’est pas dans leur problématique actuelle. Etre en contact avec l’information de plus en plus présente va les aider… Mais ça peut mettre 2 ans avant que ces personnes se disent « peut-être pourrais-je faire quelque chose ? ».
Puis il faut le temps nécessaire pour stabiliser le changement ou le nouveau comportement, le rendre pérenne ou automatique. Celui qui décide de laisser la voiture pour prendre le bus et passe à la pratique à l’automne peut se retrouver avec l’abribus détruit et donc sans protection contre les averses… C’est un cas de figure où le retour à la voiture (au calme, chaud, à sa propre
musique, sans pluie, etc.) sera majoritaire…
La clé est de trouver des actions adaptées à la personne. Pourquoi commencer par une AMAP alors que son besoin personnel est satisfait avec un simple panier bio (qui n’inclut pas le besoin d’engagement que demande l’AMAP et qui pour certaines personnes est trop élevé pour un premier changement). Il est primordial de faire l’apprentissage de l’écoute de l’autre : voir où il en est, quelle est sa demande, etc. pour pouvoir l’accompagner avec succès !
Comment dépasser le sentiment d’impuissance face à la crise écologique, quels sont les moteurs pérennes et motivants pour agir ?
Imaginons un carré. En haut nous avons les objectifs de la personne et en bas ses moyens. L’impuissance vient du fait que le haut est plus large que la base… Les objectifs sont plus grands que la perception qu’on a de ses moyens. La personne est coincée par la situation « Je dois sauver la planète… mais je suis une toute petite personne qui ne peut pas faire grand chose… ». Sortir du sentiment d’impuissance, c’est réduire les objectifs et élargir la base. Il faut aider la personne à se réapproprier sa capacité d’action. Il faut la recentrer sur ses capacités réelles et l’aider à percevoir des capacités auxquelles elle n’avait pas accès jusqu’à présent. Cela passe par l’éducation, la compréhension et surtout en ayant clair qu’une personne ne peut pas sauver la planète, que personne ne lui demande cela. Chacun doit agir à son niveau, comme dans la parabole du colibri qui essaie d’éteindre l’incendie de la savane en transportant de l’eau dans son bec et finit par son action à sensibiliser/
mobiliser les éléphants qui étaient pourtant les premiers fuyards...
Tant qu’on pense qu’on va pouvoir tout changer, qu’on a cet espoir, on n’est pas capable d’agir, car ce “vouloir” prend une énergie phénoménale et nous empêche de travailler sur la partie immergée de l’iceberg (où il y a 90 % des leviers)...
D’autre part, l’élan de vie (le fait d’aller vers une vie qui nous plaît) est très important.
Enfin, nous constatons que les individus s’impliquent plus facilement dans une démarche de développement durable mené par un collectif (entreprise ou autre) quand leurs priorités plus intimes (valeurs les plus fondamentales
(sécurité, enfants, santé bien être) sont comprises et apparaissent dans la démarche.
Que devraient prendre en compte les militants pour mieux comprendre
ces "barrières" psychologiques afin de préparer leurs campagnes en
conséquence pour être plus efficaces ?
Il faut mettre en place un accompagnement des pratiques où les militants s’interrogent sur leurs motivations, leur fonctionnement (résister à son élan, son énervement)… en regardant leurs propres limites, leur sentiment
d’impuissance, etc. D’autre part, il ne faut pas oublier que plus on est tendu vers un objectif plus la personne en face est dans le refus… L’apprentissage
de l’écoute de la demande est primordiale. Enfin, il faut avoir l’humilité de reconnaître qu’on n’a pas la solution pour tout le monde, il faut se mettre à la place des gens.
Quand je reçois des témoins de Jéhovah, je ne suis pas très accueillante car je ne partage pas cette vision du monde… Et bien, il faut s’imaginer qu’on est un témoin de Jéhovah pour les autres : ça demande de l’humilité !
Enfin, on peut dire qu’en tout militant associatif sommeille un dictateur pour une raison simple : on a aime tous que les choses tournent comme on veut sans prendre en compte les autres et les dynamiques différentes… alors que le monde ne tourne pas comme on veut ! C’est pour cela que quand certains disent « Moi je suis porteur de la paix ! » avec une telle violence... ça fait rigoler ! Dans la même veine tout militant devrait réfléchir à ne pas être amené à fonctionner en pilote automatique car cela amène souvent aux formules : « Comment faire pour qu’il n’y ait plus de violence dans le monde ? »... « Il faudrait tous les tuer ! » .