Tribune —
Pour en finir avec la gauche molle
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Et si la société était aujourd’hui organisée par le conflit entre classes sociales ? Le livre de François Ruffin, La guerre des classes, démontre que cette hypothèse redevient très convaincante.
Il y a des mots tellement horribles qu’il faut posséder la liberté d’impertinence d’un milliardaire pour les prononcer. Il revenait donc au premier d’entre eux, l’homme le plus riche du monde, Warren Buffett, de révéler une vérité inconvenante : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui la mène, et nous sommes en train de la gagner » (dans le New York Times du 26 novembre 2006). Cette observation lucide est le point de départ du livre de François Ruffin. Il explore avec une verve caustique mais attristée ce mystère : pourquoi le terme de lutte de classes a-t-il disparu du débat politique alors que l’évidence montre qu’il est plus actuel que jamais ? Ce ne sont pas seulement les déclarations d’un milliardaire plus sincère que les autres qui légitime cette interrogation, mais aussi les études de la BRI (Banque des règlements internationaux), du FMI (Fonds monétaire international) ou de la Commission européenne,dument référencés dans le livre et qui montrent que la part des profits, ou du capital, dans le partage de la richesse collective s’est singulièrement accrue dans tous les pays occidentaux depuis les années 1980, au détriment des revenus du travail. La part de ceux-ci dans le produit intérieur brut a baissé dans les pays du G7 de 5,8 % entre 1983 et 2006. « Cette donnée majeure est quasiment effacée de la sphère publique, éclipsée dans les médias, à peine mentionnée par les politiques », observe Ruffin, qui sait par ailleurs donner chair à cette statistique, en montrant notamment que cette redistribution des richesses au profit de l’oligarchie s’est opérée au détriment de la « génération des trentenaires précaires ».
C’est surtout l’absence de toute référence à cette question par les partis de gauche – défenseurs supposés naturels des travailleurs - qui frappe l’auteur. Il analyse d’une plume chirurgicale les discours de Ségolène Royal, de Marie-Georges Buffet, plus larmoyante que combattive, de Vincent Peillon, un champion de la langue molle. Comment s’explique cette démission de la gauche ? Ruffin cite l’analyse d’Emmanuel Todd : « L’immobilité idéologique des enseignants [noyau du Parti socialiste] les a séparés de cet autre coeur sociologique de la gauche que constituent les ouvriers, qui eux subissent, depuis près de vingt ans, toutes les adaptations, tous les chocs économiques concevables ». Mais l’explication ne suffit pas, comme le montre le travail d’une chercheuse du CNRS, Josette Lefèvre, qui a analysé le vocabulaire syndical depuis plusieurs décennies, et constaté que le terme de « classe » disparait du discours, donc de l’analyse, dans les années 1980, non seulement du PS, mais aussi des syndicats ouvriers.
Ruffin ne prétend pas livrer une explication définitive, simplement souligner un trait majeur, et mesurer l’épaisseur du silence à son propos. S’appuyant sur Jaurès bien plus que sur le marxisme, rappelant que le grand leader sut être révolutionnaire sans céder à ce qui allait devenir le léninisme, Ruffin propose un point de départ : « S’il suffit de poser Capital/Travail pour rendre à l’univers social un peu de sa clarté, pourquoi s’en priver ? Pourquoi déchirer ce schéma, grossier, certes, mais efficace, au moins pour mettre à nu cette offensive générale de l’Argent contre les hommes ? » Pour Ruffin, la refondation de la gauche ne peut se faire qu’en redéfinissant un socle commun d’intérêt. Il propose une grille de lecture sans doute insuffisante, mais qui s’appuie suffisamment sur les faits pour mériter une large réflexion chez ceux qui aspirent à changer les règles du jeu social et économique. Et les citations vigoureuses du socialiste humaniste Jaurès, d’une surprenante actuelle, rappellent que l’on peut dénoncer l’âpreté de la lutte sociale sans tomber dans la dogmatique marxiste.