Quand la science se met au service de l’industrie

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Du drame de l’amiante au plomb dans l’essence des voitures en passant par les mythes du nucléaire, Annie Thébaud-Mony, dans La science asservie, dénonce avec vigueur l’ampleur des compromissions du monde scientifique officiel avec l’industrie. Une enquête solide et courageuse qui met les scientifiques, et les politiques, face à leur responsabilité.
Lu par Fabrice Nicolino.
En l’occurrence, ce livre est d’abord son auteure. Annie Thébaud-Mony est un cas. Sociologue de la santé d’une grande rigueur, longtemps chercheuse à l’Inserm, elle a mené d’inlassables combats contre les maladies professionnelles et environnementales aux côtés de son compagnon Henri Pézerat, disparu en 2009. Et elle continue.
En 2012, alors qu’on lui proposait la Légion d’Honneur, elle la refuse avec éclat, pour protester contre l’impunité de tant de criminels de l’industrie.
Terrible engrenage
Dans le livre qui vient de paraître, La science asservie, elle raconte comme de l’intérieur, l’ampleur des compromissions du monde scientifique officiel avec l’industrie. En mettant au service des objets et du commerce leur savoir, de nombreux « savants » ont d’évidence mis la main dans un terrible engrenage.
L’amiante ? Thébaud-Mony montre avec force et clarté que le drame – 100 000 morts à venir en France, des millions dans le monde – est aussi une vaste construction sociale. Mais ses acteurs ne jouent pas la même pièce.
Ainsi, l’épidémiologiste mondialement connu Richard Doll servira docilement les intérêts industriels, malgré sa propre étude de 1955 sur les liens certains entre l’exposition à l’amiante et les cancers pulmonaires. On ne saura qu’après sa mort en 2005, que Doll a été pendant trente ans consultant d’un industriel de l’amiante, Turner et Newal. Et a touché beaucoup d’argent de Monsanto et Dow Chemicals.
Dans le même temps émerge difficilement la haute figure morale et scientifique que fut Iriving Selikoff. Ce pneumologue que Thébaud-Mony tire de l’oubli fait au début des années Cinquante le choix de travailler dans une clinique d’un quartier ouvrier du New Jersey.
C’est évidemment décisif, car seul celui qui se pose de bonnes questions a une chance d’obtenir des réponses. Avec une opiniâtreté admirable, Selikoff réussira à créer une cohorte de 17 800 ouvriers exposés à l’amiante, et démontrera ce que tous les Doll de la planète avaient intérêt à ignorer. L’amiante est une arme de destruction massive.

- Annie Thébaud-Mony -
Fils d’Arianne oubliés
Le livre permet de retrouver quantité de fils d’Ariane oubliés au fond des labyrinthes. Ainsi de l’affaire en vérité fantastique du plomb dans l’essence des automobiles, imposé par le géant de la chimie DuPont. Certes, cet ajout a une raison : faire disparaître le cliquetis du moteur, mais d’autres possibilités existent, par exemple l’adjonction d’éthanol.
Comme on le sait, DuPont a le dernier mot, provoquant un désastre planétaire dont nous payons tous le prix. Et comme pour l’amiante, on retrouve dans le jeu des scientifiques ou supposés tels, comme l’insupportable Robert Kehoe. Financé par l’industrie, l’autoproclamé toxicologue parviendra à diriger un laboratoire dans le cadre de l’université, qui organisera de main de maître la désinformation.
Démythifications
Encore un mot sur le nucléaire, dont la menace est si grande. Thébaud-Mony rend lisibles, visibles, les processus qui mènent à tant « d’hypothèse fausses », comme par exemple ce mythe de la « dose tolérable », si voisine de celle de « l’usage contrôlé de l’amiante ».
Tout serait à commenter bien sûr, car chaque pièce concourt à la cohérence du tout. On lira avec un grand intérêt le chapitre consacré à l’épidémiologie, cette discipline frontalement contestée par l’auteure. Elle sert dans la réalité à entretenir un doute perpétuel sur les causes de phénomènes aussi brutaux que des explosions de cancers rares concentré dans un seul atelier d’une seule usine.
La vérité approximative de la flambée en cours de cancers se trouvait déjà dans un rapport officiel américain de 1970 : « La majorité des cancers, chez les êtres humains, sont provoqués par une exposition évitable à des cancérogènes. »
Refonder l’action publique
La lecture du livre conduit à une conclusion pénible : ce système est solide, efficace et finalement simple. Profitant de son pouvoir écrasant sur la société, l’industrie a réussi à faire passer ses intérêts propres pour ceux de la communauté. Et mis au point des stratégies à coloration technique et scientifique grâce à des relais qui ne font jamais défaut dans le monde des laboratoires et des universités.
Que pouvons-nous faire ? Thébaud-Mony, dans une deuxième partie passionnante, raconte l’émergence de ce qu’elle appelle des « contre-pouvoirs citoyens », appuyés sur des « chercheurs engagés ». Une belle occasion, pour elle, de prendre la parole à la première personne, et de rappeler le rôle lumineux d’Henri Pézerat, l’homme de l’interdiction de l’amiante en France.
On en redemande, on applaudit, mais comment dire ? Le lecteur pourrait refermer ce livre exemplaire en se disant qu’il y a eu, qu’il y a, qu’il y aura toujours une poignée de courageux, confrontés à l’immense armée de la « science asservie ».
Ce n’était pas le rôle de Thébaud-Mony de nous fournir une quelconque solution politique. Mais cela n’empêche pas Reporterre de s’interroger : qu’attendent les forces politiques et syndicales de ce pays pour s’emparer de ces brûlantes questions ? Ne serait-ce pas une façon convaincante de refonder l’action publique ?

La science asservie, de Annie Thébaud-Mony, La Découverte, 310 pages, 21 euros.