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Riche de schiste bitumineux, l’Estonie se rêve en pays pétrolier

En Estonie, ce minerai gorgé d’hydrocarbures est largement exploité. Il assure une relative indépendance énergétique au pays balte. Problème : cela crée de fortes pollutions.


-  Reportage, Tallin

En Estonie, pays balte membre de l’Union européenne, le choix du schiste s’est fait il y a longtemps. Et personne ne voit l’avenir sans cette ressource énergétique. Tallinn est un exemple d’intégration réussie d’une ancienne capitale d’une République de l’ex URSS à l’Europe : les hauts buildings de verre abritant les entreprises internationales côtoient la vieille ville médiévale parfaitement rénovée.

- Vue d’ensemble de la ville médiévale de Tallinn -

L’économie se porte bien, à base de nouvelles technologies, mais aussi d’une certaine indépendance énergétique rendue possible par l’exploitation, dans l’est du pays, des schistes bitumineux. Cette roche est riche en huile et en gaz qui peuvent, après extraction et raffinage, devenir un produit pétrolier.

Il ne faut pas confondre schistes bitumineux et gaz de schiste comme ceux que l’on trouve aux Etats-Unis, ni confondre les schistes bitumineux avec les sables bitumineux de l’Alberta. Et il n’est pas question ici de fracturation hydraulique : les schistes bitumineux estoniens sont des roches sédimentaires contenant des substances organiques, comme le charbon. On les extrait et on les traite en surface.

L’Estonie produit 90% de son électricité avec les schistes, qu’elle extrait de son sol. En contrepartie, 80% de la pollution du pays vient de cette industrie. Eau, terre, air, l’exploitation des schistes bitumineux consomme énormément de ressources et produit nombre de déchets.

Les schistes, le “carburant le plus polluant”

Les experts de l’ONG suédoise Stockholm Environnement Institute (SEI) estiment que 87% des émissions de CO2 d’Estonie prennent leurs origines dans l’exploitation des schistes. (Etude de référence sur les schistes bitumineux : Eesti võimalused liikumaks konkurentsivõimelise madala süsinikuga majanduse suunas aastaks 2050, Les possibilités de l’Estonie pour passer à une faible teneur en carbone-économie compétitive d’ici à 2050)

“Sans oublier une forte pollution de l’eau pendant l’extraction, tandis que la crémation des roches de schiste rejette beaucoup de dioxyde de souffre (NOx)”, explique Mari Jüssi, chercheur au SEI. A cela s’ajoutent des rejets de cendres et des déchets minéraux qui sont laissés en plein air, fragilisant l’agriculture et des sols qui s’affaissent.

L’exploitation se fait sur deux types de sites : dans des mines et dans des carrières. L’exploitation en carrière a l’avantage de rendre la totalité des roches utilisable, mais expose l’environnement à une pollution directe. Les mines diminuent les risques, mais sont moins rentables. “30% des ressources sont perdues, sous forme de colonnes de maintien, pour assurer la stabilité de la mine”, explique Jaanus Arukaevu, conseiller du PDG d’Eesti Energia, l’équivalent d’EDF en Estonie, connu à l’international sous le nom de Enefit.

- Façade du siège d’Eesti Energia -

“Si vous comparez les différents combustibles et les différentes technologies utilisées dans l’Union européenne, les schistes bitumineux sont les plus polluants”, explique Valdur Lahtvee, un autre expert du SEI, qui pointe aussi l’inefficacité du processus qui n’utilise que 36-38% de combustible organique contenu dans la roche.

“90% de la pollution de l’eau vient des schistes”

Confortablement installé dans un bureau du ministère de l’Environnement, Ado Lõhmus, sous-secrétaire au ministère de l’Environnement responsable de l’analyse, ne peut que constater les effets : “90% de la pollution de l’eau vient des schistes, nous devons même en importer tant cette industrie en consomme”.

Mais l’idée même d’abandonner, voire de diminuer l’usage de cette ressource, est hors de question. “Nous devons recycler les déchets et rendre l’utilisation des schistes plus efficace... Mais il faut augmenter l’extraction pour pouvoir faire du pétrole sans mettre en danger notre indépendance électrique”, insiste le sous-secrétaire.

Actuellement, l’Etat permet aux exploitants de miner vingt millions de tonnes de schistes par an, contre vingt-quatre dans le plan précédent. Selon les chiffres d’Eesti Energia, dix-sept millions de tonnes sont extraites chaque années.

Face aux impacts environnementaux se dresse la réalité économique et sociale. Selon le ministère de l’Economie, l’industrie du schiste emploie directement près de 7 000 personnes, soit 1,1% de la main d’oeuvre du pays et compte pour 3% de l’économie du pays. “Notre problématique est de mesurer le coût environnemental comparé aux rentrées : emploi, vente d’huile, électricité... et nous en sommes encore à faire ces mesures”, confie Ado Lõhmus.

Réaménager les terrains exploités

Du côté de la direction d’Enefit, Jaanus Arukaevu, comme Olavi Tammemäe, responsable environnemental, affirment que les populations locales sont heureuses et bénéficient de la manne offerte par les schistes. L’Etat oblige les exploitants à réhabiliter les sites exploités. “Nous avons construit une piste de ski sur un terril, des lacs et des forêts sur d’autres exploitations, nous avons même transformé un ancien site en champ d’éoliennes”, assure Olavi Tammemäe.

Dans la réalité, la richesse générée ne semble pas profiter aux populations. Dans la région de Narva, à l’est du pays, zone riche en schiste, les “tuhamagi”, des montagnes de cendres ressemblant aux terrils des bassins miniers, montent haut dans le ciel, accompagnés des fumées des hauts fourneaux, témoins d’une activité incessante.

La ville de Kohtla-Järve est une preuve vivante de l’héritage soviétique du pays. Les vieux bâtiments décrépis de la cité minière témoignent de la pauvreté de la ville. Les visages usés et fermés de la population russophone frappent le visiteur.

- Façade décrépie d’un immeuble ouvrier de Kohtla Järve -

Au bout d’une route, à la sortie de la ville, se dresse le site industriel de VKG, une entreprise concurrente d’Enefit.

- Cheminée en activité du site d’exploitation de VKG -

Une façade soignée cache une autre réalité. Car plus loin, les anciennes zones exploitées exhibent bâtiments en ruine, rouille et différents morceaux de soufre laissé à l’air libre, soumis aux intempéries. Et aucun traitement ou réhabilitation du site ne semble entamé.

- Délabrement et débris de souffre d’un ancien site d’extraction -

“Les rochers dont on a extrait l’huile sont polluants, notamment par infiltration avec l’eau de pluie. Pour éviter cela, on a créé à certains endroits des réserves de stockage avec un sol en ciment, financées par l’Union européenne”, explique le représentant du ministère de l’Environnement.

A cela s’ajoute les fumées rejetées par les cheminées. Deux technologies sont utilisées : les usines ouvertes, comme à Narva, héritées de l’Union soviétique auxquelles les Estoniens ont ajouté, parfois, des filtres. Et la technologie fermée dite CFB (Circulating Fluidized Bed – circulation à lit fluidisé). Un système qui augmente le rendement des schistes et diminue les rejets de dioxyde de souffre et d’azote. Il permet au pays de répondre aux exigences de la directive européenne LCP (Large Combustion Plant – grande usine thermique).

Du côté d’Enefit, on s’enthousiasme de l’utilisation de cette technologie. “Les émissions de dioxyde de soufre ont été diminuées de 66% entre 2002 et 2012, des nouveaux équipements sont installés pour réduire les émissions de dioxyde d’azote, plus efficaces, elles consomment moins de schiste”, assure Jaanus Arukaevu.

Produire du pétrole à tout prix

Les schistes bitumineux ne sont pas seulement bon à être brûlés. Ils peuvent également être transformés en huile et devenir des hydrocarbures non-conventionnels. Selon Enefit, l’Estonie possèderait des réserves de 16,3 milliards de barils. Produire de l’huile de schiste émet 3,5 fois moins de CO2 que d’en faire de l’électricité, selon Eesti Energia. D’ici 2016, la société veut produire un diesel de qualité et transformer le pays en producteur de pétrole non-conventionnel.

Mais l’affaire n’est pas si limpide : “L’huile de schiste a un fort bilan carbone : c’est polluant et très énergivore”, prévient Mari Jüssi. “Pour produire un litre de pétrole conventionnel il faut employer 10% de la quantité d’énergie que fournira ce litre, tandis que pour un litre de pétrole de schiste, il en faut 20%”, ajoute-t-elle.

Cette solution préserve pourtant une partie des emplois, ce qui amène son collègue Valdur Lahtvee à relativiser : “Cela rend l’utilisation de l’huile contenue dans la roche plus efficace. Et l’huile à plus de valeur ajoutée que la roche en elle-même, ce qui est bon pour l’économie”.

Le processus d’extraction n’est pas moins polluant. Enefit explique qu’avec ses usines à huile, une tonne de schiste bitumineux génère 120 litres d’huile, soit un peu moins d’un baril (159 litres). Reste à raffiner l’huile pour la rendre exploitable dans l’industrie pétrochimique et à retraiter les déchets produits dans le processus, comme les cendres ou les cailloux vidés de leur matière organique. Enefit assure que chaque élément peut être revalorisé et utilisé dans la construction de routes ou d’immeubles...

Mais “pour faire tourner ses centrales, l’Estonie pourrait en fait devoir importer des schistes bitumineux de Russie”, s’inquiète Mari Jüssi. Une entaille importante dans l’indépendance tant louée par le pays.

- Transport de produits par train sur le site de VKG -

Mais l’économie paraît en ce moment l’emporter sur l’environnement. Le prix du baril de pétrole sur le marché international, à la hausse, sera déterminant pour le futur de cette industrie, et pèsera bien plus lourd que son impact écologique.


Complément d’information :

L’Estonie en chiffres :

Superficie : 43 698 km2
Nombre d’habitants : 1,3 million.
Monnaie : Euro
PIB : 16 Mds
PIB/hab : 11 920 €
Taux de croissance du PIB : 4 % en 2012.
Taux de chômage : 12,5 %.
Schistes extraits : entre 17 et 20 millions de tonnes / an.

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