Dans les Alpes, des « randos-philo » pour repenser notre lien à la nature

Simon Parcot et son groupe de randonneurs-philosophes sur les hauteurs de Chambery, le 9 juillet 2022. - © Maïa Courtois / Reporterre
Simon Parcot et son groupe de randonneurs-philosophes sur les hauteurs de Chambery, le 9 juillet 2022. - © Maïa Courtois / Reporterre
Durée de lecture : 8 minutes
Associer le plaisir de la marche à une réflexion philosophique collective sur la nature ? Telle est l’idée des « randos-philo », animées par un jeune philosophe, pour instiller un peu de subversion dans nos rapports au monde.
Chambéry (Savoie), reportage
Entre les brindilles et les cailloux, aux pieds des marcheurs, s’étalent des portraits de philosophes, de l’Antiquité à nos jours. La « rando-philo » vient de commencer. Ce jour-là, à Chambéry, l’animateur, Simon Parcot, guide une vingtaine de personnes. Toutes sont invitées à choisir l’un des personnages exposés au sol, et à l’emporter pour toute la balade. Le thème du jour ? « À la recherche du sauvage. » Chez Aristote, « le sauvage désigne la nature, mais aussi celui ou celle qui vit selon les lois de la nature », introduit Simon Parcot, philosophe et écrivain à l’origine de ces randos-philo. Cette conception antique a influencé la pensée européenne au moins jusqu’au Moyen Âge.
La première montée de la balade, sous la chaleur du jour, est raide. La première pause, bienvenue. « J’espère que malgré la sueur, vous avez pu penser quelques minutes », encourage Simon Parcot. Les vingt participants prennent le temps d’échanger sur ce que leur inspire le thème du jour. Le sauvage, c’est « l’instinctivité, voire l’agressivité », lance l’un. Plutôt le « respect porté à la nature », défendent d’autres. « La liberté d’être en dehors des codes », songe une femme qui a en tête « le camping sauvage : quand on a l’impression d’être en dehors de tout, là où personne n’a été… ». « On a tendance à qualifier de sauvage ce que l’on ne connaît pas, ce qui est étranger », souligne de son côté Juliette, une lycéenne venue avec ses deux frères.

Élève en terminale, Juliette a déjà eu quelques cours de philosophie sur la nature. Mais cette fois, « tout est différent. Ce n’est pas juste le professeur qui parle et les autres qui écoutent en prenant des notes… On participe et on construit la réflexion entre les membres du groupe. Quand on est seul à réfléchir, on part dans une seule direction. À plusieurs, on va forcément explorer plusieurs pistes ! » se réjouit-elle.
Pour Simon Parcot, formé à la philosophie à Paris avant de retourner vivre dans le massif des Écrins, les randos-philo sont une façon de « casser le mythe de la philo sorbonnarde. Celle qui est généralement le propre d’une élite, avec un langage compliqué, pas accessible à tout le monde… » Dans les balades qu’il anime, il recourt à d’autres codes et à beaucoup d’humour : « Quand je présente ces philosophes, je ne les prends pas au sérieux, et je ne me prends pas au sérieux non plus. » « On apprend, mais avec légèreté », approuve Arlette, habitante de Chambéry, très active dans les échanges collectifs.
« Rousseau, c’est peut-être le premier écolo de notre époque »
Après une autre dizaine de minutes de marche, nouvelle pause. La jeune Juliette s’assoit le dos contre un arbre, tandis que son petit frère Nathanaël tend le portrait de Jean-Jacques Rousseau à l’animateur. « Rousseau, c’est peut-être le premier écolo de notre époque », présente Simon Parcot. La randonnée emprunte le sentier qu’aimait arpenter le philosophe des Lumières de son vivant. C’est là qu’il fit la rencontre de Madame de Warens en 1728. Il séjourna même auprès d’elle dans la maison des Charmettes, à quelques centaines de mètres en conbrebas de l’endroit où se trouvent maintenant les participants.
Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau écrit : « Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. » Inévitablement, « le lien à la nature, au réchauffement climatique, à l’extractivisme, sont des sujets qui traversent toutes mes balades », explique Simon Parcot.

Souvent, ces randos-philo se déroulent en montagne, et permettent de parcourir un territoire en questionnant le lien tissé avec lui. Parmi les thèmes proposés : « Pourquoi grimpe-t-on sur les montagnes ? », « La nature vue d’ailleurs », ou encore « Je bouge donc je suis (philosophie critique du nomadisme) ». Ces thèmes répondent à une demande des habitants locaux et surtout des touristes, qui « cherchent à marcher, grimper, se reconnecter à la nature ». Mais l’idée n’est pas de les conforter dans cette recherche ; plutôt de « leur montrer que leur vision de la nature est construite. Leur proposer une subversion, les décaler : c’est quand même le but de la philo », soutient Simon Parcot.
« Reste-t-il encore de la forêt… ? »
De plus en plus éloigné de la vallée, le groupe se retrouve avec une vue imprenable en hauteur. Simon Parcot évoque désormais la figure de Henry David Thoreau, parti vivre deux ans en autarcie. Son récit Walden ou La vie dans les bois est tiré de cette expérience. L’homme considérait que « la modernité est en train de nous comprimer, de faire du monde une masse morte », rappelle l’animateur. Inventeur du concept de désobéissance civile, opposé à l’esclavage, le retour au sauvage n’était pas pour Thoreau « qu’une fuite : c’était un acte politique ».
Mais voilà : « Dans sa forêt de Walden, Thoreau entendait encore le sifflement du train. Le sauvage était déjà en train de se perdre… » précise Simon Parcot. « Et aujourd’hui, reste-t-il encore de la forêt ? » interroge à la volée une participante.

Attentif aux discussions, Yannick confie : « Avec la crise climatique actuelle, je vois bien la nécessité du retour à la nature. Mais je me pose la question de sa faisabilité. Comment on vivrait au quotidien ? » Cet ingénieur pédagogique désapprouve la conception « anthropocentrée et masculine de certains philosophes qui font la distinction entre nature et culture… Alors que c’est un tout, on fait partie de la nature ».
La dernière étape lui apportera peut-être quelques réponses. Elle se déroule dans le lieu le plus enfoncé dans la forêt, le plus sauvage. Le groupe s’amasse sous des branchages, sur un tapis de feuilles. Désormais, les échanges se nouent autour de la figure de Nastassja Martin, anthropologue contemporaine et autrice de Croire aux fauves (Verticales). Celle-ci a longuement étudié auprès du peuple Évène du Kamtchatka. Dans le sillon de Philippe Descola, qui expliquait à Reporterre que « la nature n’existe pas » car elle n’est qu’un concept pour « établir une distance entre humain et non-humains », les travaux de Nastassja Martin font imploser nos catégories, rebattent les cartes. Pour les peuples animistes qu’elle décrit, plus de nature ni de culture. Chaque animal a son point de vue, son souffle de vie, son existence propre.
« Étendre l’idéal d’égalité et de dignité des Lumières à l’ensemble du monde »
Une deuxième femme vient clore la randonnée. Elle s’appelle Hildegarde Kurt. Co-autrice du manifeste Réensauvagez-vous (Le Pommier) paru début 2021, elle n’invite pas à une démarche individuelle comme celle de Henry David Thoreau, mais collective. Il ne s’agit plus d’aller chercher « les déserts, mais d’aller en forêt, pour percevoir les interactions avec les non-humains, se reconnecter à la nature », commente Simon Parcot. Il y a selon elle urgence à « prendre conscience que les frontières de la politique s’étendent, et qu’il faut composer avec le non-humain. Il s’agit d’étendre l’idéal d’égalité et de dignité des Lumières à l’ensemble du monde. »
Les écrits de ces penseuses « résonnent très fort en moi », confie Patricia, l’une des participantes, à la fin de la randonnée. La marcheuse salue la présence de deux femmes pour terminer la réflexion collective. « Le combat féministe actuel » est, à ses yeux, entremêlé avec le combat écologique. « Ce sont ces femmes qui portent le renouveau de la pensée écologiste », affirme de son côté Simon Parcot.

Dans les jardins de la maison des Charmettes, où s’achève la randonnée, les participants sont invités à un court atelier d’écriture à partir d’une phrase : « Je me réensauvage pour… » Des parterres de fleurs délimitent des carrés d’herbe. L’atmosphère est tranquille, les montagnes toujours en vue. Patricia écrit sur son papier : « Je me réensauvage pour vivre dans un monde plus juste où chacun⋅e trouve sa place, et respecte chaque être vivant ou minéral. »
Le but de ces randos-philo reste, avant tout, « de rapprocher la philo de nos existences », conclut Simon Parcot. Autrement dit : renouer avec le sens antique de la philosophie, qui n’était pas tant de construire des architectures théoriques que d’« apprendre à mieux vivre ». « Ce serait peut-être plus pertinent de faire des balades-philo sur le thème de la nature pour un comité d’entreprise, chez Vinci, à Paris », reconnaît en souriant Simon Parcot. « Mais on ne m’a jamais passé commande. »