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Ellul et Charbonneau : « C’est l’idéologie du progrès qui nous tue »

A propos de : Nous sommes des révolutionnaires malgré nous Les textes pionniers de l’écologie politique de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul.


Ils appartiennent à cette catégorie d’auteurs qui, pour reprendre une expression de Nietzsche, « naissent posthumes ». De leur vivant ils sont condamnés à n’avoir qu’une notoriété médiocre mais, une fois disparus, leur message resurgit et n’en finit plus de séduire un public de plus en plus large.

Ainsi en va-t-il de Bernard Charbonneau (1910-1996) et de Jacques Ellul (1912-1994), « deux amis de soixante ans » attachés à leur Sud-Ouest natal, dont les idées, formulées dans les années 1930, imprègnent la pensée écologiste contemporaine.

Du recueil de textes exhumés et présentés, il y a beaucoup à retenir. D’abord le constat - rassurant – que ne manque pas de souligner l’universitaire Quentin Hardy dans un texte de présentation limpide et érudit, que l’écologie ne doit rien à l’idéologie nazie et pas davantage à son rejeton tricolore, le pétainisme.

Contrairement à l’idée propagée par Bernard-Henri Lévy ou Zeev Sternhell, c’est indépendamment des idées d’extrême-droite et de l’idéologie du retour à la terre (« qui, elle, ne ment pas ») qu’une mise en cause radicale du mythe du progrès a été opérée par des intellectuels comme Charbonneau et Ellul.

Ils se réclamaient du mouvement personnaliste et à aucun moment, ni dans leurs écrits, ni dans leur attitude comme citoyen, ils ne se sont approchés du totalitarisme nazi. Ils l’ont au contraire combattu.

Héritiers d’Emmanuel Mounier, de Denis de Rougemont, et d’autres, leur message est sans appel. Il s’appuie sur un constat : l’évolution du monde moderne est dictée avant tout par le progrès technique. Devenu autonome, c’est lui qui façonne les sociétés et non les facteurs sociaux tels que les antagonismes de classe, comme l’affirment les marxistes. C’est le progrès technique qui, loin d’être neutre, a sacralisé l’efficacité devenue une quête absolue, une fin en soi.

« L’acceptation du progrès technique est aujourd’hui la cause profonde et permanente de toutes les confusions », écrit Charbonneau en 1936. Et ceci : « C’est l’idéologie du Progrès qui nous tue ».

Remettre en cause le progrès technique, le contester, c’est donc s’attaquer aux fondements même des sociétés modernes : l’exaltation du travail comme facteur d’épanouissement, l’industrialisation à outrance, le développement sans fin des infrastructures, la centralisation du pouvoir, le recours forcené à la publicité.

La société nouvelle à laquelle rêvent Ellul et Charbonneau est aux antipodes. Elle place l’homme et non plus le progrès technique au centre du jeu. La recherche de l’autonomie se substitue au désir de puissance. « Il s’agit de construire une "cité ascétique" où la consommation est réduite et la vie intérieure accrue, afin de rétablir un équilibre entre les dimensions matérielle et spirituelle », écrit Quentin Hardy.

S’il est indéniable que certains aspects de la pensée de Charbonneau et Ellul portent l’empreinte de leur époque et a mal vieilli – ainsi les pages consacrées à la pratique du naturisme, à l’essor du scoutisme – elle n’en constitue pas moins un ensemble cohérent qui n’a rien perdu de son actualité.

Au contraire. Jamais le progrès technique n’a été aussi sacralisé qu’en ce début de 21e siècle. Que l’on songe au succès du mot « innovation », tarte à la crème dont se gargarisent aujourd’hui les dirigeants politiques. Jamais la publicité n’a été aussi envahissante. Jamais le culte de la réussite individuelle n’a été autant exalté.

Ellul et Charbonneau récusaient l’héritage et les disparités salariales trop importantes. Ils rêvaient de campagnes repeuplées, de coopératives plutôt que de groupes industriels, de communautés humaines, de réconciliation avec la nature…

Sans doute jugeraient-ils sévèrement l’évolution du monde actuel.

-  Jean-Pierre Tuquoi


Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l’écologie politique, Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Coll Anthropocène, Ed. Le Seuil, 224 pages, 18 euros.

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