Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

Reportage

En Allemagne, le casse-tête du démontage des centrales nucléaires

Dans l’ancienne centrale nucléaire de Rheinsberg, un ouvrier découpe une pièce en bois en petits morceaux pour qu'elle puisse être évacuée vers une décharge conventionnelle.

Les ouvriers mesurent la radioactivité de chaque objet, chaque mètre carré de mur... Vingt-cinq réacteurs nucléaires sont en train d’être démantelés en Allemagne. À Rheinsberg, le chantier dure depuis déjà vingt-sept ans.

Rheinsberg (Allemagne), reportage

En dix ans de service, Jens Pietsch s’est habitué au protocole. Passer le portique de sécurité de l’ancienne centrale nucléaire de Rheinsberg. Se déshabiller entièrement au vestiaire. Enfiler tee-shirt, combinaison, chaussettes, chaussures, casque, gants, le tout fraîchement sorti d’une laverie spécialisée. Sans oublier de placer à hauteur de poitrine le dosimètre, un petit boîtier qui doit alerter en cas de surexposition à la radioactivité.

Dans le bourdonnement de la ventilation, Jens Pietsch grimpe des escaliers exigus et traverse de longues galeries de béton sous-pressurisées, parcourues de tuyaux et de câbles électriques, pour finalement atteindre le cœur de la centrale : la grande salle du réacteur. « Vous voyez ce grand trou béant ? C’est là que se trouvait la cuve sous pression du réacteur avec les combustibles radioactifs », décrit celui qui dirige le département « démontage » de la centrale.

L’ancienne centrale nucléaire de Rheinsberg, mise à l’arrêt en 1990. © Stefanie Loos / Reporterre

Jens Pietsch n’a pas connu le réacteur en fonctionnement. La centrale a été mise à l’arrêt en 1990, avec deux ans d’avance sur la date prévue ; à l’heure de la réunification des deux Allemagne, les autorités de l’Ouest se méfiaient des infrastructures de l’Est, jugées moins sûres. Inaugurée en 1966, Rheinsberg faisait partie de la première génération de centrales nucléaires du monde. À l’époque, la technologie, à eau pressurisée, venait tout droit de l’Union soviétique : Rheinsberg se trouvait en RDA (République démocratique allemande), communiste, dans la sphère d’influence de Moscou.

Le démantèlement était censé durer moins de quinze ans. Après l’évacuation des combustibles usés, en 2001, puis celle de la cuve du réacteur, en 2007, les Allemands pensaient avoir fait le plus gros. Las, les retards se sont accumulés. La réglementation s’est durcie au fil de l’évolution des connaissances scientifiques sur la radioactivité, les ingénieurs ont dû revoir leurs calculs. Les travaux de mesure de la radioactivité et de décontamination se sont avérés bien plus compliqués que prévu, notamment dans les tuyaux et les murs du bâtiment qui entourent le réacteur. Les concepteurs de la centrale n’avaient pas anticipé son démantèlement. Aujourd’hui, 11 000 tonnes de matériaux contaminés doivent encore être évacués vers un site de stockage temporaire de déchets radioactifs.

Jens Pietsch dirige l’équipe « démontage » de la centrale. Il partira à la retraite en 2030, avant la fin du démantèlement. © Stefanie Loos / Reporterre

À cela s’ajoute une spécificité nationale. Si la France envoie l’ensemble des déchets d’une centrale dans un site de stockage radioactif, ce n’est pas le cas de l’Allemagne. Berlin encourage les démanteleurs à réinsérer le plus possible de déchets dans le circuit des déchetteries ordinaires. Objectif : réduire le volume de déchets classés radioactifs, et ainsi faire des économies sur leur stockage. Sur le terrain, il faut donc mesurer la radioactivité de chaque objet, chaque mètre carré de mur. Puis, si possible et si nécessaire, procéder à un traitement de décontamination pour parvenir à ce qu’on appelle le « seuil de libération des déchets » : il correspond à un taux de radioactivité de 10 microsieverts par an, considéré par les autorités allemandes comme sans danger pour la santé et l’environnement — mais remis en cause par plusieurs organisations environnementales.

À Rheinsberg, 90 % des déchets devraient entrer dans cette catégorie. Jens Pietsch supervise la mission. « En ce moment, on s’occupe d’armoires, de bancs, de ventilateurs, de différentes pièces électriques », explique le chef d’équipe. Dans une pièce confinée, on les déboulonne, démembre, scie. Un travail fastidieux, manuel, où tout doit être minutieusement consigné pour assurer la traçabilité. « Tous ces objets ont été mesurés, ils sont conformes au seuil de libération des déchets, poursuit Jens Pietsch. Une fois réduits en pièces, ils seront envoyés à la décharge. » Certains matériaux sont brûlés, d’autres recyclés : le métal est refondu, le béton sert à la construction des routes.

Les employés de la société publique EWN participent au démantèlement d’une petite dizaine d’autres centrales nucléaires allemandes (ainsi que dans l’Est de l’Europe : Bulgarie, Slovaquie, Lituanie... et même 120 sous-marins nucléaires russes). © Stefanie Loos / Reporterre

Coût de démantèlement d’une centrale : 500 millions d’euros

À quelle date le terrain de la centrale de Rheinsberg sera-t-il rendu à la nature ? Son directeur, Dirk Slaby, ne veut pas risquer d’être trop précis. « D’ici la fin des années 2030 », prévoit-il. Soit près de cinquante ans de démantèlement. « Pour les centrales plus récentes, qui ont été construites autrement, on peut tabler sur quinze ans, considère Dirk Slaby. Mais là aussi, il peut y avoir des retards : un problème politique, de financement, etc. » Le personnel qualifié se fait rare, les « anciens » partent peu à peu à la retraite.

Sans compter les mauvaises surprises. À Stade, près de Hambourg, le sol de la centrale s’avère lourdement contaminé : le chantier doit durer onze ans de plus que prévu. À Krümmel (Schleswig-Holstein), déconnectée du réseau en 2007, le démantèlement n’a toujours pas été autorisé car la centrale présente de graves défauts de construction. Le chantier de la centrale de Greifswald (ex-RDA), lui, pourrait durer 40 ans, soit 23 de plus que sa durée d’exploitation. Au démantèlement des centrales en fin de vie est venu s’ajouter celui des centrales fermées plus tôt que prévu. Motif : la décision de l’Allemagne de sortir définitivement du nucléaire, une technologie jugée coûteuse et dangereuse Outre-Rhin. Au total, 25 réacteurs sont actuellement en démantèlement, 4 sont à l’arrêt. Les 3 derniers fermeront à la fin de l’année.

Le temps semble suspendu au 9 mai 1966, lorsque la centrale a été mise en service. Son réacteur à eau pressurisée, conçu en URSS, est un « petit » réacteur, avec une production de 70 mégawatts, soit la consommation d’une ville moyenne allemande. © Stefanie Loos / Reporterre

Le coût de démantèlement d’une centrale nucléaire est évalué à 500 millions d’euros minimum par les experts du secteur. En Allemagne, il est pris en charge par les exploitants privés eux-mêmes, à l’exception des centrales d’ex-RDA. À Rheinsberg, la facture a explosé : un milliard d’euros, payé par le contribuable. À Greifswald, on frôle les 7 milliards d’euros.

Et ce n’est pas tout. D’après le parlement, le stockage des déchets radioactifs générés par près de soixante ans de nucléaire Outre-Rhin devrait coûter 176 milliards d’euros. Un fonds, abondé par l’État et les compagnies privées, doit permettre de couvrir les frais. Tous les déchets faiblement et moyennement radioactifs du pays, soit quelque 300 000 m3, seront stockés à partir de 2027 dans la mine de fer désaffectée Konrad, en Basse-Saxe.

Les déchets classés « faiblement à moyennement radioactifs » sont évacués deux fois par an en convoi spécial vers le site de stockage temporaire de Lubmin, à 160 kilomètres au nord de Rheinsberg. © Stefanie Loos / Reporterre

Pour l’enfouissement des déchets hautement radioactifs, en revanche, toujours pas de solution en vue. La reconversion d’une ancienne mine de sel a été abandonnée pour raisons de sécurité. Les autorités se laissent jusqu’à 2031 pour trouver un nouveau lieu de stockage définitif qui fasse consensus, pour une mise en service autour de 2050. En attendant, pas le choix : les déchets de Rheinsberg patientent dans un site temporaire en surface, au bord de la mer Baltique.

Le casse-tête est loin d’être résolu pour les autorités. Dans la salle de contrôle de la centrale de Rheinsberg, Paul, en apprentissage, préfère voir le bon côté des choses. « J’ai du travail assuré jusqu’à la retraite », sourit-il.

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende