Face au changement climatique, la station de Tignes veut mettre le ski sous cloche

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Grands projets inutiles« Le ski 365 jours par an » a longtemps été le slogan de la station savoyarde de Tignes. Mais le glacier de la Grande-Motte fond à vue d’œil. Alors, pour préserver la glisse estivale, les "responsables" envisagent une piste de ski sous cloche et artificiellement enneigée.
Tignes, sa situation exceptionnelle au cœur du massif de la Vanoise, en Savoie, son glacier de la Grande-Motte, qui permet de skier 365 jours par an et… sa piste de ski sous cloche. C’est le projet qui a été validé par la commission unités touristiques nouvelles (UTN) du comité de massif des Alpes, vendredi 25 novembre, à Chambéry (Savoie), par dix voix pour et deux contre. Outre la construction d’un village Club Med quatre-cinq étoiles de 1.050 lits, la station prévoit une piste de ski couverte d’un dôme linéaire de verre et de métal, longue de 400 mètres et large de 50, ouverte toute l’année, car enneigée artificiellement l’été. L’infrastructure serait complétée d’une piscine à vagues de 600 mètres carrés où l’on pourra surfer sur des rouleaux de trois mètres. La livraison de cet équipement est espérée pour 2019. Coût du chantier : 62 millions d’euros.
Ce Ski-line serait installé sur le stade de slalom de l’école de ski (ESF) du Val Claret, « une pente de 150 mètres de dénivelé de niveau piste rouge », précise au téléphone Jean Vogt, chargé de communication à la mairie. Christian Gauthier encadre la section « glisse » du Club des sports de Tignes, au sein de laquelle les jeunes espoirs du groupe FIS s’entraînent pour les podiums des compétitions internationales. Le coordinateur sportif attend avec impatience une piste couverte : « Chaque année, nous organisons des stages de ski sous dôme, à Amnéville (Moselle), Landgraaft (Pays-Bas) ou Wittenburg (Allemagne). Si nous avions une piste couverte sur place, ce serait plus pratique et moins coûteux. Nous deviendrions une plateforme incontournable pour l’entraînement au ski alpin. » Pourquoi skier indoor alors que le glacier permet de dévaler les pentes toute l’année ? « Cela a un intérêt particulier dans la répétition du geste, réplique M. Gauthier. On fait deux heures de slalom, avec une intensité élevée. Le rendement de la séance est très intéressant. »
« La question écologique est au cœur du projet, assure M. Vogt. Le dôme couvrirait une piste de ski déjà existante : on ne va pas abîmer la montagne à un endroit où fleurissent les edelweiss et paissent les vaches. » La présentation sur le site de la mairie assure que « l’alimentation en énergie du futur Ski-line pourra être garantie par une production autonome d’énergies renouvelables, en utilisant plusieurs leviers de production de chaleur et de froid : toiture végétalisée pour l’isolation thermique, centrale hydroélectrique, chaufferie biomasse, vitrage photovoltaïque ». L’argument fait grimacer les opposants. « Ce n’est pas une atteinte énorme parce que l’équipement sera installé dans une zone déjà artificialisée, admet Jean-Pierre Buraud, élu du comité directeur au Club alpin français (CAF) de Briançon et membre de la commission UTN, qui a voté contre le projet. Simplement, on va gaspiller de l’eau et de l’électricité dans un pays où l’on ne parle que de transition énergétique. »
« Profiter de la glisse sans glacier, même en été »
À travers ce projet se pose la question de l’adaptation des stations de sports d’hiver au changement climatique. Tignes a bâti son image sur le ski 365 jours par an grâce au glacier de la Grande-Motte, à 3.456 mètres d’altitude. Problème : cet atout fond à vue d’œil. « L’évolution du climat rend la pratique du ski toute l’année plus difficile puisque le glacier diminue chaque décennie de plusieurs mètres. Il s’agit donc d’organiser dès à présent sa préservation » en proposant aux skieurs de « profiter de la glisse sans glacier, même en été », peut-on lire dans la présentation municipale.
« À partir de mi-juillet, la fréquentation s’érode parce que le manteau neigeux se dégrade, remarque Nicolas Provendie, directeur général de la Société des téléphériques de la Grande-Motte (STGM). Dans cinq ans, on risque de perdre 20 à 30 % de la surface skiable. » Pour la station, il devient plus difficile d’exploiter cette partie du domaine, d’autant plus que, « comme une partie du glacier se trouve dans le cœur du Parc national de la Vanoise, on ne peut pas installer de canons à neige ».
- Le glacier de la Grande-Motte entre 2011 et 2015.
Il faut donc trouver une alternative, et vite, pour « pérenniser les emplois et continuer à faire vivre une commune de 2.500 habitants », insiste M. Vogt. Avec une idée fixe : le salut passera forcément par le ski.
Faux, rétorquent inlassablement les opposants. Vincent Neirinck, chargé de mission aménagement à l’association Mountain Wilderness et deuxième membre de la commission UTN à avoir voté contre le projet, s’est plongé dans les chiffres. « On nous vend que le ski représente 90 % de l’économie montagnarde et, partant de là, on s’autorise tous les équipements, s’insurge-t-il. En réalité, les revenus touristiques proviennent à 50 % de l’été, à 50 % de l’hiver. En 2013, dans les Alpes françaises, 11 milliards d’euros ont été dépensés par les touristes en montagne. 56,4 % du chiffre d’affaires lié au tourisme s’est fait hors stations, selon Atout France. » Jean-Pierre Buraud regrette que « le comité des Alpes produit de très beaux textes, qui disent qu’il faut diversifier le tourisme en montagne et sortir du tout ski, mais dès qu’il s’agit de prendre des décisions concrètes, on retrouve les vieux réflexes de court terme ».
Au « snowhall » d’Amnéville, 4 millions d’euros d’impayés
Selon lui, l’investissement est d’autant plus risqué que la seule piste sous dôme française traverse de graves difficultés financières : inauguré en 2005, le Snowhall d’Amnéville est déficitaire depuis 2009. Il totalisait 2,3 millions d’euros de loyers et 1,7 million d’euros de factures d’électricité impayés au 31 décembre 2014, ce qui a conduit la Cour des comptes à demander sa fermeture immédiate dans un rapport du 10 février 2016. Au premier semestre 2015, la fréquentation était en baisse de 11 % par rapport à l’année précédente, « en raison de conditions d’enneigement plus favorables dans les massifs vosgiens », selon les Sages de la rue Cambon. La preuve que les skieurs préfèrent encore la pleine nature à la neige artificielle.
Car c’est surtout la vision de la montagne véhiculée par ce type d’équipement que dénoncent MM. Neirinck et Buraud. Un passage du dossier de présentation distribué le 25 novembre leur est resté dans la gorge. « “Le Ski-line va prendre en considération les nouveaux critères de la clientèle : le projet apporte le niveau de service sur-mesure en montagne en gommant tous les aspects rudes et rebutants que ce milieu englobe (froid, pente, difficulté, etc.). Il permet de vivre une expérience de pleine nature” », lit M. Buraud. Avant de commenter : « Ce n’est pas du tout notre conception de la montagne. Si l’on fait du ski, c’est justement pour être en contact avec la neige, le froid, l’altitude. Selon nous, c’est à l’homme de s’adapter à la montagne, pas l’inverse. On est en train de nous vendre du ski comme à Dubaï ! » Même sentiment d’incompréhension chez M. Neirinck : « C’est du ski en boîte. L’idée, c’est qu’on n’a même plus besoin de neige et de montagne, puisqu’on a l’équipement ! » Ils ne redoutent qu’une chose : « Si Tignes s’y met, les autres grandes stations voudront faire la même chose. Ça va contribuer à transformer les Alpes en parc d’attractions », s’inquiète l’élu du CAF.
Le projet doit désormais être validé par le préfet de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et coordinateur de massif, Stéphane Bouillon. MM. Buraud et Neirinck, ainsi que des représentants de la Fédération française de randonnée et de l’Union internationale pour la protection de la nature, lui ont envoyé un courrier, vendredi 9 décembre, lui demandant de ne pas suivre l’avis de la commission UTN. Réponse dans quelques semaines. « Ensuite, beaucoup de chemin restera à parcourir : permis de construire, etc., précise Jean Vogt. La question du financement reste en suspens. C’est un investissement très onéreux, que la mairie ne va pas pouvoir assumer seule. Or, les financeurs n’existent pas à l’heure actuelle même si certains contacts doivent être pris. »
QUEL IMPACT DU CHANGEMENT CLIMATIQUE SUR LE GLACIER DE LA GRANDE-MOTTE ET LES GLACIERS ALPINS ?
- La face nord de la Grande-Casse avec, à gauche, la Grande-Motte.
Christian Vincent, ingénieur de recherche au Laboratoire de glaciologie et géophysique de l’environnement de Saint-Martin-d’Hères (Isère), a mesuré l’évolution du glacier de la Grande-Motte entre 2000 et 2011 à l’aide de GPS différentiels. « En onze ans, le glacier a perdu 15 mètres d’épaisseur, pour une épaisseur actuelle de l’ordre de 40 à 60 mètres, calcule-t-il. Grâce à une carte précise de 1982, on peut voir qu’il a reculé de quasiment 26 mètres entre 1982 et 2011. » Selon des données issues de la thèse « Inventaire et retrait des glaciers dans les Alpes françaises depuis la fin du petit âge glaciaire » de Marie Gardent (2014) transmises par la chercheuse à l’Edytem Nathalie Cayla, le glacier mesurait 4.837 mètres de long à la sortie du petit âge glaciaire (1850), 3.706 mètres en 1967-1971 et plus que 3.533 mètres en 2006-2009.
- Évolution de la longueur maximale des glaciers.
Le phénomène s’observe chez tous les glaciers alpins, souligne M. Vincent : « On observe une diminution des glaciers depuis la fin du petit âge glaciaire, en 1850, mais pas de manière linéaire. La période de décroissance continue a commencé en 1983. Depuis 2003, la fonte s’est nettement accélérée. Sur l’ensemble des Alpes, les glaciers ont perdu un peu plus d’un mètre d’épaisseur par an depuis 1983, un peu plus depuis 2003. » La faute au mercure qui grimpe toujours plus rapidement : « Depuis 1983, la température moyenne dans les Alpes a augmenté de 1,8 °C », précise le scientifique.
Les pronostics sont mauvais. « Nous avons fait des projections pour le glacier de Saint-Sorlin (3.460 mètres d’altitude), qui présente une configuration assez similaire à celui de la Grande-Motte, poursuit le chercheur. Avec un scénario climatique modéré (+ 3 °C sur 100 ans), ce glacier disparaîtrait vers 2090. Si le réchauffement est plus important, ça ira encore plus vite. »