Tribune —
Gaz de schiste : l’Académie des sciences se berce d’illusions

Durée de lecture : 6 minutes
L’Académie des sciences vient de publier un avis sur le gaz de schiste. Qui prend pour argent comptant les promesses américaines et ignore la réalité économique.
Dans un avis publié le 15 novembre, l’Académie des sciences préconise un « effort de recherche national » sur le gaz de schiste et assure que « les conséquences positives pour l’économie qui pourraient résulter, pour la France, d’un développement des gaz et huiles de roche-mère sont trop importantes dans la situation de crise actuelle pour qu’on puisse rejeter a priori, sans examen attentif, cette ressource potentielle ».
Le document aborde la plupart des points les plus inquiétants : la pollution des nappes phréatiques, le manque d’étanchéité des forages, la consommation d’eau, la dispersion dans l’eau et dans l’air du fluide de fracturation à l’aller comme au retour, les nuisances accompagnant les chantiers, la sismicité induite… Pour chaque sujet, des solutions sont avancées qui pourraient répondre à certaines craintes. Toutefois, plusieurs arguments montrent les limites de l’exercice, notamment un certain nombre d’affirmations cristallisant tous les biais cognitifs propres aux pro-gaz de schiste.
Dès l’introduction, les auteurs rappellent que la question du gaz de schiste mérite d’être examinée pour « réduire la facture énergétique » et « stimuler la compétitivité de l’économie ». L’analyse est remplacée par une application trop rapide de l’expérience américaine. Alors qu’ils reconnaissent plus loin dans le texte ne pas bien connaître la « ressource » et par conséquent le coût d’extraction, les auteurs partent du principe que l’exploitation du gaz de schiste ferait baisser les prix du gaz.
Or, il est possible que le coût d’extraction soit en France supérieur au prix du marché, comme semblent l’indiquer les estimations du BNEF (Bloomberg new energy finance) dans le cas du Royaume-Uni (coût d’extraction compris entre 7 et 12 $ par million de BTU avec un prix du marché à 10 $). Dans ce cas, il n’y a pas d’avantage économique à extraire ce gaz.
Il faut également prendre en compte les spécificités du marché du gaz européen. C’est un marché plus rigide qu’aux Etats-Unis notamment à cause des contrats de long terme (de dix à trente ans) avec les pays fournisseurs. Ces contrats indexent le prix du gaz sur le prix du pétrole. Certes, ils intègrent aujourd’hui une plus grande part du marché spot, de l’ordre de 46%, mais quel serait l’impact sur le prix du gaz si d’un côté le prix du marché spot baisse et de l’autre, le prix du pétrole augmente – comme c’est le cas depuis 2004 ? Personne dans la littérature scientifique n’a encore répondu à cette question.

D’ailleurs, dans les conditions de fonctionnement du marché du gaz européen, un « surcroit d’indépendance sans indépendance totale » n’aurait pas d’impact sur les prix en France, puisque même en supposant que le gaz de schiste soit moins cher que le gaz importé, dans un contexte de demande captive, le prix final du gaz sur le marché s’aligne toujours sur le prix le plus élevé.
Par conséquent, si le prix du gaz ne baisse pas - à cause du coût d’extraction ou des rigidités du marché - il n’y pas d’emplois induits, ni de compétitivité améliorée ou de renaissance de la chimie, et le gaz de schiste perd tout son sens d’un point de vue économique. Or, les auteurs prennent comme postulat les effets bénéfiques du gaz de schiste sur l’économie pour ensuite construire leur argumentation sur la nécessité de développer la recherche.
La principale erreur de l’analyse est d’ailleurs de ne pas considérer l’articulation entre exploitation propre, coût d’extraction et prix. Or, dans des conditions géologiques similaires, plus l’exploitation est faite dans des conditions respectant l’environnement, plus le coût d’extraction augmente et moins le prix du gaz a de chance de baisser.
Autre certitude avancée par l’avis de l’Académie : l’hypothèse de ressources considérables en France en reprenant le chiffre de 5 100 milliards de m3 de gaz - plus de cent années de consommation - annoncé par l’Agence d’Information sur l’Energie américaine (EIA). Il est étonnant qu’une assemblée qui se veut scientifique se borne à répercuter une valeur aussi approximative, et va même jusqu’à parler de « réserves ». Si les mots ont un sens, ce terme s’applique aux quantités accessibles (volumes, teneurs, taux de récupération) mises en évidence par des travaux miniers.
Mais en France, faute d’exploration, les réserves sont, à ce jour, nulles ; avancer ce chiffre laisse supposer d’entrée de jeu qu’elles sont considérables. De plus, l’appel aux géologues « pour travailler à une évaluation des réserves » est illusoire, car dans les faits, seuls les opérateurs pétroliers ont la capacité financière et technique de déterminer de telles réserves.
Enfin, l’Académie évoque l’intérêt du gaz naturel pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, en le substituant au charbon dans les centrales électriques thermiques. Intérêt tout relatif concernant le gaz de schiste qui, lorsque l’on cumule l’énergie dépensée à le produire et les fuites de méthane, atteint l’impact du charbon (Howarth et al., 2011).
D’ailleurs, l’importance du méthane vient d’être réévaluée par le 5e rapport du GIEC : la part du méthane dans le forçage radiatif de la terre a doublé depuis 2007 et représente le tiers du total de l’action des gaz émis par l’homme. Et cela risque de s’aggraver avec l’essor mondial du gaz de schiste.
Certains diront que nous ne pourrons vérifier ces « certitudes » qu’en effectuant de la recherche et de l’exploration comme le préconise l’Académie des sciences avec la mise en place d’un vaste programme de recherche, indépendant et pluridisciplinaire, sur le gaz de schiste. Se pose alors la question du coût de ces recherches et de leur financeur. Dans le cadre légal actuel, un financement par une compagnie privée parait difficilement envisageable. Sauf si l’exploration a un autre but : influencer l’opinion publique et accélérer les processus de décisions politiques au moyen d’estimations « énormes » de réserves. Reste un financement public.
Mais dans un contexte où l’Etat annonce un objectif d’économie de 14 milliards d’euros, une question reste en suspens : n’existe-t-il pas en France d’autres secteurs, plus porteurs économiquement que le gaz de schiste ou plus utiles socialement, ayant plus de légitimité à obtenir ces financements ?