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La Pologne compte sur le gaz de schiste pour payer ses retraites

La bataille du gaz de schiste est engagée en Pologne, seul pays européen à avoir commencé - à très petite échelle - la production de gaz de schiste. Paysans et écologistes s’y opposent, mais les politiciens espèrent que les recettes de l’hydrocarbure paiera les retraites d’un pays en hémorragie démographique. Reporterre est sur place : premier volet de notre reportage.


-  Reportage, Kartuzy (Pologne)

« Je ne veux pas de la fracturation hydraulique ici : il y a toute l’eau qu’il faut mais la moindre pollution des sous-sols ruinerait ces terres. » Le fermier polonais (voir photo) qui vient de poser sa sentence et son marteau dans le champs où paissent ses vaches n’est pas un militant anti-gaz de schiste. "J’ai refusé d’autoriser les forages parce que j’avais vu le film Gasland".

« S’il y a une autre technique, j’en veux bien de leur gaz », ajoute-t-il pragmatique. Il a juste regardé Gasland sur l’ordinateur de ses enfants. Lui-même n’a pas Internet, comme une bonne partie des agriculteurs de la région de Poméranie où six compagnies prospectent actuellement pour cette ressource. Pourtant, à des dizaines de kilomètres à la ronde, il est l’une des personnes les mieux renseignées qui puisse se trouver. Y compris et surtout comparé aux grands villes.

La Poméranie, au nord-ouest de la Pologne -

Du boom au pétard mouillé

Au delà des clameurs avec lesquelles les partisans de cette énergie célèbrent les 70 % de l’opinion favorables aux gaz de schiste dans le pays, l’ignorance se mêle au désintérêt. Ce n’est pas faute d’avoir vu tous les ministres du gouvernement du néolibéral Donald Tusk s’agiter dans les médias pour cette industrie à laquelle il a donné les coudées franches. Le schéma de taxation des entreprises prospectant les gaz de schiste n’est en effet prévu que pour 2015 et les patrons de ConocoPhilips, Chevron ou la compagnie nationale PGNiG se félicitent d’un environnement d’investissement particulièrement propice.

A l’inverse de leurs enthousiastes édiles, les riverains des forages, eux, sont passés à autre chose. A Łebień, dans le nord de la Poméranie où la joint venture Lane Energy a amené le premier puits du pays à une production symbolique, il est presque incongru de soulever le sujet. « Vous savez, ça date cette histoire, rigole une épicière du village. Il y a eu des réunions il y a plusieurs années où ils nous ont promis des emplois, des nouvelles routes, de l’argent.... Rien de tout ça n’est arrivé, mais ils ne nous emmerdent pas ! »

Plate-forme de Łebień -

Fracture numérique

L’argument revient dans le bouche de ses voisins : « ils sont à quatre kilomètres du village, nous ne craignions rien de toute manière ». Quelques jobs ont été créés dans le canton : la société de sécurité Ares, basée dans la ville voisine de Lebork, emploie deux ou trois habitants pour surveiller le site. Pas de quoi bouleverser l’économie locale.

Pour Ewa Sufin-Jacquemard, cadre du parti Vert polonais, l’ignorance est à la base de cette apathie. « Dans la majorité des campagnes, il n’y a pas d’accès à un Internet rapide, ce qui empêche de diversifier les sources d’information : les habitants des zones rurales se rabattent donc sur la télévision ou la presse écrite qui sont unanimement favorables aux gaz de schiste. »

Ewa Sufin-Jacquemard -

Un défaut d’information encore plus critique à l’époque de la délivrance des permis : la grosse centaine de concessions pour l’exploration des gaz de schiste a été distribuée entre 2001 et 2007, à une époque où « gaz łupkowy » (gaz de schiste en polonais) était un terme encore inconnu de la majorité de la classe politique.

A Zurawlow, le mouvement rural d’opposition Occupy Chevron repose ainsi en grande partie sur l’information web : de quatre coins du pays, des jeunes se relaient pour traduire aux habitants non anglophones des articles postés par les documentaristes Josh Fox et Lech Kowalski sur Facebook, « seul lieu d’information indépendant du pays », assure une militante de Gdansk.

Du gaz pour sauver les retraites et repousser les Russes

La question des risques environnementaux balayée, c’est la promesse économique qui joue à plein dans l’opinion. « Le gaz de schiste, c’est pour nos retraites ! », répondent comme une évidence un trentenaire de Varsovie et un quinquagénaire de Gdansk. Portée par des travaux d’infrastructures colossaux, l’économie du pays souffre d’une hémorragie démographique sans précédent : désireux de trouver du boulot en Allemagne ou plus loin, beaucoup de jeunes quittent leur pays, emportant avec eux les cotisations nécessaires à assurer les vieux jours de leurs aînés. Quant à ceux qui restent, l’augmentation du coût de la vie dissuade la plupart d’avoir les enfants qui financeront à terme le système.

La réponse, le gouvernement l’a trouvée à 3 000 mètres sous terre : une part des royalties du gaz à produire abondera le système d’assurance vieillesse polonais. Là encore, les détails manquent et seront discutés par le gouvernement dans le cadre de la réforme du code minier (voir le deuxième volet de notre reportage à paraître sur Reporterre).

Dernier argument clef : ce gaz « national » permettrait de s’affranchir de la tutelle de Moscou. Un point qui fait mouche alors que le gouvernement jongle perpétuellement pour ne pas vexer le grand-frère sur le plan diplomatique, économique et politique. Fin 2012, le géant russe Gazprom a ainsi réduit la facture de ses exportations de gaz vers la Pologne, suivant l’orientation intimée par Vladimir Poutine de tenir compte de la « révolution des gaz de schiste » dans sa politique de prix. Si l’impact de cette ressource sur les relations russo-polonaises est réel, l’argument géopolitique achève surtout de neutraliser le débat public.

Un militant du mouvement anti-gaz de schiste Złupieni (voir le troisième volet de notre reportage à paraître sur Reporterre) résume le piège ainsi monté : « Si vous êtes un journaliste qui pose des questions sur les risques des gaz de schiste ou bien un militant qui tente d’informer sur le fracking, les élus et certains riverains vous accusent d’être financés par Gazprom. »

Suite du reportage : La Pologne a bafoué la loi européenne pour promouvoir le gaz de schiste.

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