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La Ruche qui dit oui ubérise-t-elle le système Amap ?

La Ruche qui dit oui, qui permet la vente directe de produits alimentaires, connaît un fort engouement en France, avec plus de 5.000 agriculteurs et artisans membres du réseau. Pourtant ce système, organisé par une entreprise privée, essuie des critiques, en particulier de la part des Amap et de certains producteurs. Reporterre a voulu y voir plus clair.

Dans le 13e arrondissement parisien, le centre d’animation de la Poterne des peupliers est coincé entre la ligne 3 du tramway et le boulevard périphérique. Difficile de faire plus citadin. Pourtant, un jeudi sur deux, le lieu se transforme en ferme géante grâce aux distributions de La Ruche qui dit oui. Des agriculteurs, armés de sacs de légumes ou de cagettes, vendent directement leurs produits aux consommateurs. Les Parisiens pressés, qui ont passé commande sur internet sur le site dédié, récupèrent leurs provisions sous le regard d’Aurélie Guignebert, la responsable du lieu.

Cette vente sans intermédiaire, en circuit court, n’a pas été organisée par une Association pour le maintien de l’agriculture paysanne (Amap), mais par une entreprise privée. Et Aurélie n’est pas bénévole, mais autoentrepreneure. Mais peu importe, le concept fait fureur. En permettant au consommateur de choisir ses produits à chaque vente, sans engagement ni obligation d’achat, et de tout régler par internet, La Ruche qui dit oui a popularisé la vente directe de produits alimentaires. En tout, 640 « Ruches » comme celle du centre d’animation de La Poterne des peupliers fonctionnent en France, mais aussi en Grande-Bretagne, en Belgique, en Allemagne, en Espagne et en Italie. Créée en 2011, la société qui organise ces ventes, appelée Equanum, fait travailler 5.000 agriculteurs et artisans. L’an dernier, 135.000 particuliers ont acheté leurs produits.

Une centaine de salariés au siège parisien et dans les dix bureaux régionaux d’Equanum 

Les circuits courts, qui permettent au consommateur de savoir ce qu’il mange et au producteur de mieux gagner sa vie, tout en créant du lien social entre les villes et les campagnes, on aime ça à Reporterre. Mais on s’est demandé si les promesses de cette société privée étaient bien tenues. En effet, La Ruche qui dit oui est critiquée. Les bénévoles des Amap, notamment, ont formulé de nombreuses remarques négatives à leur égard, comme ceux de l’association de Courbevoie. Alors les reproches sont-ils justifiés ? Les produits sont-ils de qualité ? Les producteurs sont-ils bien traités ? Les prix sont-ils justes ?

En plus du siège parisien, la maison mère a ouvert quatre bureaux régionaux, à Lille, Lyon, Nantes et Toulouse.

Commençons par nous intéresser au fonctionnement de cette entreprise. Equanum, la maison mère de La Ruche qui dit oui, est une société par actions simplifiée qui surfe sur la vague de l’économie collaborative. Comme Uber, Airbnb ou Blablacar, elle propose une plateforme internet très performante qui met en lien des utilisateurs. Dans le cas qui nous occupe, les responsables des Ruches se servent de cet outil pour communiquer avec les agriculteurs et les commerçants d’une part, et avec les consommateurs d’autre part.

Equanum salarie donc une centaine de personnes à son siège parisien et dans ses dix bureaux régionaux pour développer le site internet et animer le réseau. Mais les responsables des différentes Ruches sont des entrepreneurs ou associatifs indépendants. Selon la Ruche, ils touchent en moyenne 500 euros par mois pour une dizaine d’heures de travail par semaine. Ils recrutent les producteurs, trouvent les locaux — la plupart du temps des maisons des associations ou des cafés qu’ils occupent gratuitement — et animent les ventes. Sans salaires à leur verser ni de locaux à payer, la maison mère peut ouvrir autant de Ruches qu’elle le souhaite, sans avoir à remettre de l’argent sur la table. Le concept est tellement « bankable » que plusieurs entrepreneurs du web, comme Christophe Duhamel, Marc Simoncini et Xavier Niel, ont investi des fonds avant même la création de la société.

« Toucher un public plus citadin qui réclame plus de flexibilité » 

Pour autant, selon Arthur De Grave, du think tank OuiShare, on ne peut pas parler d’« ubérisation » de l’agroalimentaire. « Dans ce secteur, si on parle de monopolisation et de pression sur les prix, l’ubérisation a eu lieu dans les années 1970 avec la généralisation de la grande distribution. La Ruche qui dit oui fait l’inverse, en permettant aux producteurs de gagner mieux leur vie grâce à la suppression des intermédiaires. »

Vraiment ? Faisons le calcul. La maison mère prélève 8,35 % du prix hors taxe d’un produit. La commission est la même pour le responsable de Ruche. Il reste donc 83,30 % pour le fournisseur. Alors qu’un producteur qui passe par la filière classique (coopérative, centrale d’achat, grande distribution) touche rarement plus de 50 % du prix final de son produit. Mais ce n’est pas tout à fait comparable. Les agriculteurs sélectionnés par la Ruche sont la plupart du temps de petits producteurs, qui cultivent plusieurs espèces de plantes, ou élèvent peu de bêtes. Leur production est limitée, et leurs charges plus importantes. Pour survivre, ils ont donc besoin de toucher une part plus importante du prix du produit.

Les locaux de distribution des Ruches sont la plupart du temps des maisons des associations ou des cafés occupés gratuitement.

Il est vrai qu’en vendant dans une Amap, qui ne prélève aucun frais, les producteurs touchent 100 % du prix de leurs produits. Mais dans ces associations, qui demandent souvent de s’engager à acheter régulièrement des produits, les débouchés sont limités. « Je vends en Amap, mais les Ruches me permettent de toucher un public plus citadin qui réclame plus de flexibilité, auquel je n’avais pas accès avant », explique Philippe Brard, producteur de volailles et de fruits à la ferme des Vallées, dans l’Oise. Un avis que partage Jean-Michel Amirault, viticulteur à Bourgueil : « Les clients de l’Amap n’achètent pas toute notre production. Les Amap et La Ruche sont deux systèmes complémentaires. » Un avis que partage Hélène Binet, responsable éditoriale de la start-up, qui a répondu à Reporterre au nom de la direction, ajoute : « Devant cette nouvelle crise agricole, les circuits courts ont plus que jamais besoin de se fédérer, de se développer, d’innover et d’inventer de nouveaux modèles. »

Le responsable de Ruche choisit les producteurs 

Dès son lancement, La Ruche qui dit oui a donc apporté un débouché en plus aux agriculteurs. Une bonne nouvelle, d’autant plus que la maison mère n’a pas établi de cahier des charges précis pour intégrer le réseau. La seule contrainte est de produire à moins de 250 kilomètres du lieu de distribution — circuit court oblige. Pas besoin d’être en agriculture biologique ni de justifier de la provenance de ses produits. En fait, c’est le responsable de Ruche qui choisit les producteurs, la maison mère se contentant de valider ou non son choix en examinant le dossier. La qualité peut donc varier d’une Ruche à l’autre.

Une fois qu’il a travaillé avec une Ruche, un producteur est ajouté à la base de données des fournisseurs. Il est donc très souvent contacté par plusieurs responsables de Ruches. Philippe Brard, de la ferme des Vallées, a collaboré avec 50 Ruches à la fois, dont beaucoup en région parisienne. Chaque jour, il devait en livrer cinq au même moment de la journée, en fin d’après-midi. L’éleveur-maraîcher a donc recruté deux livreurs pour l’épauler. Grâce à la Ruche, les producteurs ont créé 150 emplois pour couvrir leur besoin en terme de production et de logistique.

La Ruche qui dit oui ! propose une plateforme internet très performante qui met en lien des utilisateurs.

Mais Philippe Brard n’a pas réussi à compenser ces nouvelles charges en vendant plus de produits. Le producteur a augmenté ses prix de 40 % en moyenne, ce qui n’a pas plu aux responsables de certaines Ruches, qui ont arrêté de lui commander des produits. C’est le risque quand les producteurs se lancent à corps perdu dans ce réseau de distribution et essaient d’y écouler toute leur production.

D’autres s’en sortent grâce à la débrouille. Ainsi, pour multiplier les points de vente, Jean-Michel Amirault, le viticulteur de Bourgueil, travaille en collaboration avec une dizaine d’agriculteurs. Une fois par semaine, ils se retrouvent pour se répartir les produits. Lui donne ses bouteilles, les autres lui confient légumes ou viandes. Et puis chacun apporte les produits des autres dans une ruche différente. « C’est vraiment l’esprit du circuit court. On s’entraide, on discute... En fait, il ne faut pas passer par la Ruche qui dit oui en se disant qu’on va écouler toute sa production. C’est un complément..."

« Nous sommes un réseau décentralisé, chaque Ruche est très autonome » 

Mais les collaborations peuvent s’arrêter brutalement. Les responsables de Ruches, indépendants, ont en effet tout pouvoir sur leurs fournisseurs. « Certains ne se privent pas d’arrêter les commandes du jour au lendemain, quand ils trouvent un nouveau producteur dont les produits sont différents ou moins chers », dénonce un producteur qui a préféré garder l’anonymat. Il existe bien un code de bonne conduite édicté par le siège. Il y est écrit que le responsable de Ruche doit respecter un préavis de deux mois avant de mettre fin à une collaboration avec un fournisseur « qui respecte ses engagements ». Mais cela ne protège pas beaucoup les fournisseurs.

Selon la Ruche, les responsables touchent en moyenne 500 euros par mois pour une dizaine d’heures de travail par semaine.

En plus du siège parisien, la maison mère a ouvert quatre bureaux régionaux, à Lille, Lyon, Nantes et Toulouse. Dans chaque antenne, deux salariés sont chargés de s’occuper des relations avec les fournisseurs et les chefs de Ruches. « Mais c’est compliqué de tout contrôler, poursuit la responsable éditoriale. Nous sommes un réseau décentralisé, chaque Ruche est très autonome, et c’est ce qui fait notre richesse. »

Tout repose donc sur les « reines », comme s’appellent les responsables entre eux. En fonction des Ruches, on peut donc trouver le pire comme le meilleur. Hélène Binet, qui est également responsable de la Ruche du Comptoir général, dans le 10e arrondissement de Paris, organise chaque mois une sortie chez ses fournisseurs. « Nous avons désherbé, planté des vignes, cueilli des champignons, et même brassé de la bière », raconte-t-elle. Une page internet recense les activités annexes de cette petite communauté. Tout cela ressemble fort à une Amap.

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