La chasse à l’ibis sacré contestée par des scientifiques

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Alors qu’il s’était multiplié sur les côtes atlantiques et méditerranéennes, l’ibis sacré, oiseau mythique, est l’objet d’une tentative d’éradication en France. Une étude vient de montrer que loin d’être une espèce invasive, sa présence est un atout pour la biodiversité.
Juin 2008 : par une journée ensoleillée, j’observe les oiseaux posés sur les rochers qui affleurent à quelques mètres du rivage, sur la côte nord-ouest de Noirmoutier. Soudain mon regard est attiré par un drôle d’échassier blanc à queue, tête et cou noirs et au long bec recourbé, au milieu des mouettes et goélands. Un ibis sacré, l’oiseau mythique des Égyptiens, ici : est-ce possible ?
Quelques jours plus tard, j’apprends que près de cinq mille ibis vivent en colonies dans les zones humides (marais, prairies et estuaires) des côtes atlantiques, du Finistère jusqu’en Gironde, mais principalement en Morbihan et en Loire-Atlantique.
Ma stupéfaction est à son comble en découvrant qu’ils sont au centre d’une vive polémique et que mille trois cent cinquante d’entre eux ont été tués un mois plus tôt en Loire-Atlantique, après un arrêté préfectoral. Motif : ces descendants de quelques oiseaux échappés dans les années 1980 du parc animalier de Branféré dans le Morbihan seraient « une espèce invasive » (1). Des textes similaires ont été pris en Morbihan et Vendée, sur la base d’une décision du ministère de l’Environnement.
Celui-ci s’était basé sur un rapport de l’Inra et de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (Oncfs) affirmant que les ibis détruisait les œufs et poussins de deux espèces menacées et protégées : les sternes caugeks et guifettes noires.
La destruction, par tirs, des ibis est confiée à l’Onfcs, sauf sur le lac de Grand-Lieu, en Loire-Atlantique, qui est une réserve naturelle nationale. Ici, c’est la Société nationale de protection de la nature qui organise des missions de destruction systématique des œufs d’ibis. La même politique d’éradication est appliquée dans l’Aude, où des ibis échappés de la réserve africaine de Sigean colonisent les côtes méditerranéennes du Roussillon jusqu’en Camargue.
Indigné par ces massacres, Bertrand Deléon, morbihannais et militant de la cause bretonne, lance un Collectif pour la protection de l’ibis de Bretagne et rappelle qu’il appartient aux espèces européennes protégées par la Convention de Berne. Il dénonce les mensonges colportés par certaines associations naturalistes (Bretagne Vivante, LPO) et repris par le rapport Inra/Onfcs à propos de la soi-disant destruction de sternes et de guifettes, ainsi que l’absence d’étude scientifique sérieuse et approfondie sur le comportement des ibis.
De son côté, Loïc Marion, chercheur au CNRS de Rennes, spécialiste des milieux aquatiques et ancien directeur scientifique de la réserve naturelle de Grand-Lieu, assure qu’il a vu s’y installer progressivement les ibis, sans que cela ne pose de problèmes, bien au contraire, comme il le démontrera plus tard.
« Il y a un mythe de la faune pure, alors qu’elle est en constante évolution » déplore -t-il, en soulignant que les frontières d’un pays n’ont pas de signification écologique et que la plupart des espèces d’oiseaux du lac de Grand-Lieu ne s’y sont installées qu’au cours du XXe siècle.
Malgré plusieurs interventions auprès du ministère et des préfets, le Collectif n’a pu faire arrêter les massacres, qui se poursuivent encore aujourd’hui même si leur intensité a diminué. Le nombre d’oiseaux a fortement chuté : il en resterait quelques centaines en Loire-Atlantique et quelques dizaines en Morbihan.
En avril 2013, Loïc Marion publie un article retentissant dans la revue Comptes Rendus Biologie de l’Académie des sciences : « L’ibis sacré est-il une menace réelle pour la biodiversité ? ». Cette étude sur treize années du régime alimentaire des ibis dans les régions d’introduction par rapport à leur zone d’origine est complétée par l’observation des conditions de coexistence avec les autres espèces.
Elle démontre que les accusations portées contre les ibis étaient sans fondement. Loin d’être nuisible, leur présence est en atout pour la biodiversité : elle permet la régulation des écrevisses de Louisiane, une des espèces « invasives » qui pose le plus de problèmes, et favorise la stabilisation de la spatule blanche, une espèce menacée et protégée, de la même famille que les ibis. Il est urgent que le ministère mette fin au massacre des ibis sacrés.
Note
1- On parle d’espèce « envahissantes » ou « invasives » pour désigner des animaux ou végétaux introduits par l’homme, dont la multiplication perturbe l’environnement et/ou présente un danger pour la santé humaine. Toutefois, si l’introduction d’espèces étrangères peut poser problème, cela ne concerne qu’une petite minorité d’entre elles et leurs effets sont plus nocifs pour les activités humaines que pour l’environnement naturel. Vouloir les éradiquer peut, comme pour les espèces dites nuisibles, être un remède pire que le mal, même si dans quelques cas, la régulation de leur développement (pas leur éradication !) peut s’avérer utile.
L’oiseau emblématique des Égyptiens

Threskiornis aethiopicus (son nom scientifique) appartient à la famille des threskiornithidés qui comprend de nombreuses espèces (ibis blancs, ibis rouges, spatules blanches, spatules rosées, etc.). Oiseau emblématique de la mythologie égyptienne, il était divinisé avec le dieu Thot à tête et cou et bec d’ibis.
Thot, symbole du savoir et de la sagesse, aidait les morts dans leur passage dans l’au-delà. L’ibis sacré a disparu d’Egypte au milieu du XIXe siècle. Vivant en colonies dans les zones humides, il est aujourd’hui répandu principalement dans les pays d’Afrique sub-saharienne, à Madagascar et au sud de l’Irak. On en trouve aussi en Espagne et Italie.
Pour en savoir plus :
* Plusieurs articles sur le site : Ornithomedia, le web de l’ornithologie
* Collectif pour la protection de l’ibis sacré de Bretagne : contact : [email protected]