Des balises pour percer le mystère des baleines à bosse

Baleine à bosse à La Réunion, en août 2022. - © Globice / Eric Gentelet
Baleine à bosse à La Réunion, en août 2022. - © Globice / Eric Gentelet
Durée de lecture : 7 minutes
AnimauxUn vaste programme de pose de balises Argos sur des baleines à bosse de l’océan Indien vient d’être lancé à La Réunion. Objectif : équiper quatorze cétacés pour percer le secret de leurs routes migratoires.
La Réunion, reportage
À La Réunion, an tan lontan (autrefois), les baleines étaient appelées marsouins. Ou, plutôt, elles étaient confondues avec eux puisqu’il n’y a jamais eu de marsouins ici. Si désormais les Réunionnaises et Réunionnais savent que ce sont bien des baleines à bosse qui viennent se reproduire chaque année au large de leurs côtes, de nombreux mystères demeurent sur ces géantes des océans. À commencer par le trajet retour emprunté par ces cétacés entre leur période de reproduction à La Réunion (juillet à octobre) et lorsqu’elles se nourrissent dans l’Antarctique. Par où passent-elles ? Restent-elles groupées ou voyagent-elles seules ? Où se nourrissent-elles et se reposent-elles ?
Toutes ces questions pourraient bientôt trouver des réponses grâce à un équipement d’une vingtaine de centimètres : une balise Argos, dont le signal satellite permet de suivre le trajet des baleines équipées. Quatorze individus sont visés par cette opération Miromen II, lancée le 25 août à La Réunion pour trois semaines. Une mission rare et minutieuse pilotée par l’association Globice, une ONG scientifique réunionnaise spécialisée dans l’étude et la conservation des cétacés de l’océan Indien.

À bord de l’expédition, Violaine Dulau, directrice de Globice, chargée de réaliser un prélèvement ADN lors la pose de balises, aussi appelées tags). Mais cette mission nécessite aussi la présence d’une experte internationale, Amy Kennedy, biologiste étasunienne du National Marine Mammals Laboratory de la NOAA [1] et spécialiste mondiale de la pose de balises Argos sur les cétacés, venue exprès de Seattle. Les deux spécialistes sont accompagnées sur le bateau par deux personnes de l’Office français de la biodiversité dont Jacques Fayan, inspecteur de l’environnement au service de la brigade de la nature de l’océan Indien, mais surtout pilote de l’Electra, ainsi que d’un photographe de Globice pour les clichés d’identification.

« Une mission très délicate »
Première étape de l’expédition : « Passer à la boulangerie prendre des pains au chocolat », détaille Amy Kennedy en riant. De quoi adoucir le difficile réveil qui permet d’être à 6 heures sur le bateau. Un horaire favorable pour aller à la rencontre des baleines, car une période de quiétude interdisant les mises à l’eau avec les cétacés a été décrétée jusqu’à 9 heures. « Dès que nous sommes en mer, nous avons tous les yeux partout pour tenter de trouver une baleine, c’est la phase d’observation », explique Violaine Dulau.
La directrice de Globice et Amy Kennedy sont postées à l’avant du bateau. La biologiste étasunienne est harnachée par quatre sangles afin de pouvoir se pencher, le moment venu, pour équiper l’animal. Violaine Dulau, elle, est dotée d’une arbalète qui permet de réaliser le prélèvement ADN. À l’arrière, précis et calme, le pilote Jacques Fayan doit être particulièrement vigilant : « C’est une mission très délicate, on est obligés de s’approcher à environ deux mètres. Moi je pilote, mais je suis à l’arrière du bateau, je ne vois pas l’animal. J’ai donc une confiance aveugle en Amy, qui est mes yeux. »

D’ailleurs c’est uniquement par signes que la suite des opérations se déroule. À l’approche de la baleine, le silence se fait, l’équipe analyse l’animal et tente d’anticiper son comportement. Amy Kennedy indique à Jacques Fayan d’aller plus à droite, à gauche, de reculer. Un moment intense nécessitant une grande minutie. En effet la biologiste doit viser un rectangle de 30 sur 50 cm sur le dos d’un animal d’environ 14 mètres de long.
« La balise doit être très haut sur le corps de la baleine, juste en dessous ou dessus de la nageoire dorsale. C’est cette position très spécifique qui permettra que la balise émette pendant longtemps », explique-t-elle. Pour économiser la batterie et optimiser les chances de suivre l’intégralité du trajet retour de la baleine vers l’Antarctique, l’équipement n’émet de signal que lorsqu’il est hors de l’eau. C’est à l’aide d’un lance-amarre, modifié par le NOAA afin d’en réduire sa puissance, qu’Amy Kennedy envoie la balise satellite qui vient se loger dans le lard de l’animal.

« C’est évident que l’animal ressent la pose, mais en réalité il est plus dérangé par le bateau qui s’approche et stagne », précise Amy Kennedy. Après la pose, et le cri de joie de la biologiste, s’en suit une période d’observation nécessaire pour analyser la réaction de l’animal. « On travaille précisément avec Amy, car son laboratoire étudie les conséquences des balises sur les cétacés et vérifie qu’elles ne les impactent pas sur la durée », ajoute Violaine Dulau. Un équipement de haute technologie dont seule l’antenne dépassera du corps de l’animal et que la baleine rejettera naturellement au bout d’un certain temps, à l’image d’une écharde dans un corps humain.

Des données précieuses
Quelques minutes seulement après la pose, le signal des baleines taguées est visible sur la carte. On observe donc, à distance, Papangue et Ti Lamp, les premières équipées, avec une précision d’environ 150 m. « L’objectif c’est de connaître les routes migratoires retours entre La Réunion et l’Antarctique. Savoir où elles vont se nourrir, si elles restent proches de La Réunion, si elles partagent leur nourriture avec d’autres populations et comprendre aussi pourquoi elles viennent plus ou moins en fonction des années. »
Car si l’on compte vingt fois plus de baleines à bosse présentes cette année qu’en 2021, les raisons de ces variations d’une année sur l’autre restent inconnues. Mieux les connaître, comprendre leurs habitudes et leur fonctionnement permettrait ainsi d’établir des modèles de prévision.

« Pour l’instant il n’existe aucune donnée complète sur les trajets retours des baleines à bosse dans la partie ouest de l’océan Indien. En 2019, nous avions réussi à déployer une balise sur une baleine baptisée Ousanousava, mais celle-ci a disparu à environ 500 km de l’arrivée », raconte Violaine Dulau. Ces données permettront d’appréhender divers enjeux, comme les effets du trafic maritime sur les routes migratoires, ou les conséquences de l’activité humaine et du réchauffement climatique sur leur nourriture.
« C’est absolument impossible de passer tout son temps avec une baleine, de la suivre sur un temps long, mais là la balise nous dit tous les jours où elles sont, renchérit Amy Kennedy. On avait le point de départ et le point d’arrivée, mais là on va avoir tout le reste ! Ça permet un gros travail de protection, de sanctuarisation, pour étudier les routes maritimes et voir si tout cela doit être modifiée ou non. »
En plus d’être une espèce fascinante, les baleines à bosse sont aussi de précieuses alliées contre le réchauffement climatique. Leur taille en fait de véritables pompes à carbone et leurs excréments, riches en azote et en fer, permettent de fertiliser le phytoplancton, un rouage essentiel dans la régulation du CO2. « Lorsqu’elles vont mourir, elles vont sombrer au fond de l’océan et séquestrer durablement ce CO2 excédentaire dans l’atmosphère, ça nous aide à lutter contre le réchauffement climatique. Ce sont des alliées pour nous préserver du péril climatique auquel nous sommes soumis, animaux, humains et non humains », explique Jean-Marc Gancille, chargé de la communication, de la sensibilisation et du développement de Globice. Tout au long de sa vie, une baleine peut stocker jusqu’à 33 tonnes de CO2, en comparaison un arbre absorbe environ 25 kg par an. Il y a donc urgence à connaître et protéger ces trésors des océans.