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EnquêteÉconomie

Des financiers veulent créer un marché des baleines

Deux millions de dollars : voilà le prix d’une baleine, assurent des économistes. Efficaces stockeuses de carbone, elles intéressent les financiers et les pollueurs, qui pourraient ainsi verdir leur bilan.

La finance sauvera-t-elle les baleines ? Ralph Chami est économiste financier au Fonds monétaire international (FMI). Dans un podcast, il raconte qu’en 2017, il a observé des baleines en mer de Cortez, à l’ouest du Mexique. Sur le bateau, le capitaine lui a parlé de la capacité des cétacés à séquestrer le carbone. Entre deux sorties en mer, Chami a commencé à lire des études sur le sujet.

Les baleines se nourrissent de krill (du zooplancton) qui lui-même se nourrit du phytoplancton (végétal). Ce dernier est une « pompe à carbone ». Les cétacés « mangent » donc littéralement du carbone [1]. Lorsqu’ils meurent, leur carcasse tombe au fond des océans où le carbone est stocké pendant de longues années. Qui plus est, les déjections des baleines sont constituées d’éléments (phosphore, azote, fer) qui nourrissent le phytoplancton. Des études satellites prouvent que là où il y a des baleines, il y a du phytoplancton, donc du krill. Un cercle vertueux où les gros mangent les petits : « Les baleines fertilisent leur propre nourriture », dit à Reporterre Ralph Chami. Elles se déplacent verticalement, et font donc remonter des nutriments à la surface, tout en migrant sur des milliers de kilomètres.

Lors d’une sortie en bateau, l’économiste s’est retrouvé près de l’une d’entre elles. Il en a été épaté : « Elles font plus de trente mètres de long et vous êtes assis sur un bateau de six mètres. Elles sont si massives. Vous pouvez leur mettre le plus grand éléphant d’Afrique dans la bouche. »

Décision fut prise de traduire en terme monétaire la capacité des baleines à fixer le carbone. « Le décideur politique dit “combien cela va-t-il me coûter ?” Vous dîtes : “X dollars”. “Qu’est-ce que j’obtiens en retour ?” Vous répondez : “Y dollars”. » Le seul moyen de convaincre des politiciens est de parler le langage de l’économie, assure-t-il.

M. Chami a fait vérifier ses calculs par des collègues économistes. « J’ai traduit des connaissances scientifiques en dollars et en cents », résume-t-il. Son article a été publié dans le magazine du FMI Finance & Development fin 2019 : il estime qu’une baleine peut stocker l’équivalent de 1 500 arbres et coûterait 2 millions de dollars. L’ensemble des baleines coûteraient 1 000 milliards de dollars.

Quels mécanismes financiers inventer pour investir dans une baleine ?

Une baleine à bosse à Madagascar. Les cétacés à fanon se nourrissent de phytoplancton et constituent une « pompe à carbone ». Flickr / CC BY-SA 2.0 / krishna naudin

L’article insiste surtout sur le potentiel des baleines qui reste à exploiter. La population de cétacés est actuellement en déclin. De 4 à 5 millions d’individus avant l’essor de la pêche industrielle, elle est passée à 1,3 million aujourd’hui. Entre 1864, date de la mise à l’eau du premier bateau à vapeur équipé d’un harpon et aujourd’hui, la population de baleines bleues, le plus grand animal vivant sur terre, a chuté drastiquement. Elle n’est plus qu’à 3 % de son stock initial. Dans la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature, elle est classée « en danger » [2].

Si on restaurait la population de cétacés, ceux-ci pourraient entretenir un stock de plancton comparable à quatre forêts amazoniennes, poursuit l’étude de Ralph Chami et de ses collègues. Le plancton représente 95 % de la biomasse des océans et absorbe 30 % du CO2 terrestre qu’il rejette, via la photosynthèse, sous forme d’oxygène. C’est une contribution énorme à la limitation du dérèglement climatique.

Évaluer le prix d’une baleine ne suffit pas : il faut aussi inventer un mécanisme pour que des acteurs économiques puissent investir. « Une fois adopté le langage de l’économie, il ne reste plus qu’un pas à faire pour intégrer celles-ci dans des logiques comptables et marchandes. L’adoption d’un lexique directement inspiré du marché s’est accompagnée de la mise en place de dispositifs de conservation eux-mêmes inspirés du marché », observe la philosophe de l’environnement Virginie Maris dans La part sauvage du monde.

Il s’agit donc de trouver des mécanismes financiers capables d’intégrer la baleine. Un constat sur lequel s’accorde aussi la CFFA, une ONG africaine pour des accords de pêches équitables, dans un rapport sur la finance bleue : « Le changement climatique et la protection de la biodiversité exigent une augmentation massive des dépenses, chose que les gouvernements ne semblent ni pouvoir ni vouloir faire. Dans cette vision, le défi consistant à éviter l’urgence climatique et à sauver la biodiversité est exclusivement de nature financière. » Autrement dit : il faut créer un marché de la biodiversité pour rentabiliser la protection de celle-ci.

Pour M. Chami, la logique est la suivante. Une baleine morte vaut 40 000 à 80 000 dollars (de 35 000 à 70 000 euros) suivant les pays, alors qu’une baleine vivante ne vaut rien. Donner un prix à la baleine via les mécanismes de marché permettrait d’agir sur ceux qui les tuent : principalement la pêche et le transport. Dans le premier cas, l’économiste imagine une sorte de mécanisme Redd — un programme de réduction de la déforestation et de la dégradation des forêts — adapté à la baleine. Développé par l’ONU pour empêcher la déforestation, il consiste à dédommager l’exploitant de forêt pour qu’il ne l’exploite pas. Cette financiarisation de la nature a été critiquée par de nombreuses ONG environnementales.

Les rorquals communs sont une des plus grandes espèces de cétacés. Le Japon en a repris la chasse, sous le prétexte d’études scientifiques. WWF

Prenons l’exemple du Japon, qui a recommencé la pêche commerciale de certaines espèces de baleines en 2019 après une pause de trente-et-un ans. [3] Les bateaux japonais tuent 383 baleines par an. Dans le système proposé par M. Chami, le prix du carbone serait plus élevé que celui de la viande, et les chasseurs seraient donc dédommagés pour qu’ils restent à quai. Ce système pose des questions éthiques : il s’agit de donner de l’argent à ceux qui tuent les baleines plutôt que de financer la conservation de ces animaux.

Autre grande cause de décès : les collisions avec des bateaux. 20 000 baleines en meurent chaque année selon l’ONG Friends of the sea. Ralph Chami suggère de proposer des incitations financières aux compagnies de transports afin qu’elles dévient leur route ou réduisent leur vitesse pour éviter les couloirs de migration de baleines.

Faire rentrer la baleine dans le marché carbone

Cependant, créer un outil financier permettant aux entreprises d’investir n’est pas aisé. Pour l’heure, il n’existe pas de « marché carbone de la baleine ». Certains y travaillent, comme le Grid-Arendal, un institut qui dirige des recherches avec les Nations unies. Fondé en 1989 par le ministère de l’Environnement de Norvège — une pétromonarchie championne de la chasse à la baleine — il travaille à la certification de projets de compensation carbone bleue. Une fois certifiés, ces projets peuvent rejoindre un marché du carbone volontaire. Pour Frédéric Hache, de Green Finance Observatory, « il s’agit d’anticiper les réglementations à venir en disant “regardez tous les efforts que nous avons faits de notre plein gré” ».

En 2019, l’institut a participé à la première évaluation nationale au monde « des options politiques pour promouvoir le stockage du CO2 par les vertébrés marins » aux Émirats arabes unis, huitième producteur de pétrole mondial, trois rangs devant la Norvège.

Pour Steve Lutz, chercheur de l’Institut, si une taxe mondiale sur le carbone se mettait en place, le prix de la baleine pourrait augmenter rapidement. À 75 dollars la tonne de CO2 (66 euros), la baleine pourrait monter à 6 millions de dollars (5,25 millions d’euros). « La conservation marine pourrait devenir une énorme entreprise à but lucratif ! » assure le chercheur. Ralph Chami estime que la demande va exploser dans les années à venir. L’Accord de Paris de 2015 a ouvert la voie au concept de neutralité carbone. « Cela signifie qu’il va y avoir une énorme demande pour la technologie de capture et de séquestration du carbone, non ? » se questionne l’économiste. « Comment allez-vous atteindre le zéro carbone ? Vous ne pouvez pas arrêter de faire ce que vous faites. » Et de poursuivre : « Vous avez deux options. Soit vous trouvez une nouvelle technologie qui vous permet de continuer à faire ce que vous faites sans aucune émission de carbone, bonne chance. Soit vous allez trouver une technologie qui va compenser votre émission de carbone. Là, il ne s’agit pas d’une nouvelle technologie, mais d’une technologie développée depuis des millions d’années. »

Quand les start-up de cryptomonnaies se paient une baleine

Pour l’heure, en l’absence de mécanismes financiers reconnus, le plus simple pour une entreprise reste de financer une ONG. C’est le cas d’Amber Group, une « licorne » — une start-up dont la capitalisation boursière a dépassé le milliard de dollars — basée à Hong Kong et spécialisée dans les cryptomonnaies et le trading algorithmique. Le bitcoin, principale cryptomonnaie, est régulièrement mis en cause pour sa consommation d’énergie. Selon l’université de Cambridge, la consommation du bitcoin est estimée à près de 115 térawattheures par anplus que la consommation de l’Argentine. Amber Group a annoncé mi-janvier un partenariat avec l’ONG Whale and Dolphin Conservation pour la sortie de son nouveau produit phare WhaleFin App. Plateforme numérique d’investissement en bitcoins, l’application a officiellement adopté Salt, une baleine âgée de 45 ans. La licorne espère ainsi atteindre la neutralité carbone grâce à sa baleine.

Les migrations de « Salt et sa famille », selon le site de WhaleFin. Capture d’écran du site de WhaleFin

Si officiellement la baleine Salt ne rentre pas dans le bilan carbone de l’entreprise, elle lui permet de communiquer en reprenant les chiffres de l’étude du FMI afin de se placer comme un acteur respectueux de l’environnement. Sur son site, Amber Group affirme même qu’une baleine peut séquestrer autant de carbone que 30 000 arbres. Un chiffre vingt fois supérieur à celui de l’étude originelle de Ralph Chami.

Amber dit tenir ce chiffre de 30 000 arbres de Ralph Chami. Interrogé par Reporterre, M. Chami affirme ne pas savoir d’où sort ce nombre. C’est pourtant lui qui l’a exprimé dans une conférence de 2019 (à 6 minutes et dix secondes). Deux mois plus tard dans son article de Finance & Development, le chiffre s’est transformé en 1 500 arbres. Une étude de 2010, sur laquelle se base M. Chami, parle de 30 000 tonnes de carbone séquestrées chaque année par l’ensemble des baleines mortes. Il pourrait s’agir de ce chiffre, issu d’une étude scientifique, puis mal interprété par la suite.

À la foire aux promesses, on n’est pas à quelques milliers de tonnes de CO2 près.

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