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La plus grande collection de vignes au monde est en danger

La France a constitué une collection vivante d’espèces de vignes unique au monde. Mais l’Institut de la recherche agronomique veut la déménager, pour des raisons économiques. Un choix contesté par nombre de vignerons, qui craignent la perte de ce patrimoine botanique exceptionnel.


Au domaine de Vassal, les vignes ont les pieds dans le sable et vue sur la mer. Elles s’alignent sur vingt-cinq hectares, le long de l’étroite bande dunaire du Lido, qui sépare l’étang de Thau de la mer Méditerrannée.

Sur ce site de Marseillan-Plage (Hérault), l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) a patiemment collecté et conservé plus de quatre mille variétés de vignes différentes, originaires de plus de cinquante pays. Beaucoup ne sont plus du tout cultivées. Lles derniers représentants dans le monde de certaines d’entre elles sont conservés à Vassal. C’est la plus grande collection de cépages de la planète.

« Le domaine est peut-être plus connu à l’étranger qu’en France, indique son directeur Blaise Genna. Nous recevons des cépages du monde entier : ils sont envoyés par des particuliers, des viticulteurs ou des chercheurs... Et nous en envoyons à tous ceux qui nous en demandent. »

Cette collection a sauvé la viticulture française

« C’est une formidable banque de ressources génétiques », s’émeut Michel Grisard. Il gère un centre régional de conservation des vieux cépages savoyards. Vigneron, il cultive des cépages anciens tels que la Mondeuse blanche. Une variété retrouvée grâce au domaine de Vassal. « Aujourd’hui entre vingt et trente variétés de vignes servent 80% de la production mondiale. Partout dans le monde, on ne trouve que du merlot, du chardonnay, ou de la syrah... Imaginez la perte de diversité. »

- Michel Grisard cultive des cépages typiques de la région Savoie tels que la Mondeuse et le Persan -

Ce conservatoire de biodiversité viticole a d’ailleurs déjà sauvé la viticulture française : « Dans les années 80, la vigne s’est mondialisée, raconte Blaise Genna. En quelques années, beaucoup de régions viticoles se sont mises à planter uniquement quelques cépages, parce qu’ils étaient vendeurs : chardonnay et cabernet sauvignon, notamment. Mais la production de ces vins était pléthorique et les prix se sont effondrés. Au bout de cinq à dix ans, bon nombre régions viticoles se sont aperçues de leur erreur. Leurs anciens cépages avaient disparu, ils les ont retrouvés à Vassal. »

La collection est née en 1876 : a l’époque, un insecte, le phylloxera, ravage les vignes françaises. Les agronomes réunissent alors un maximum de cépages connus, pour tenter de créer des variétés résistantes à cette petite bête. Puis en 1949, la collection est installée sur le domaine de Vassal.

Un terroir a priori hostile aux vignes : elles peinent à puiser leurs ressources dans le sable, et le sel de la mer rend les couches inférieures du sol stériles. Mais ce choix « a une raison bien particulière : dans ce sable, le phylloxera ne survit pas », explique Blaise Genna. Il en est de même pour certains virus et certaines viroses. C’est ce qui nous permet d’avoir une collection franc de pied. Cette expression signifie que les vignes ne sont pas greffées, à l’inverse de la quasi totalité du vignoble français. D’habitude, on greffe les parties hautes de la plante sur un pied de cépage américain, car ce sont les seuls résistant au phylloxera."

Un domaine trop cher, menacé par la montée des eaux

Le lieu est donc idéal. Pourtant l’INRA souhaite déménager la collection. Un projet qui préoccupe les amoureux des vieilles vignes. « Lors d’un déménagement on fait toujours le ménage », s’inquiète Michel Grisard. Son collègue Michel Deiss, vigneron bio en Alsace, lui aussi aussi défenseur de la diversité des cépages alsaciens avec son association Vignes Vivantes d’Alsace, poursuit : « On pourrait perdre une partie de la collection... Pour l’INRA, ce serait cela de moins à conserver, et autant d’économies... »

Pour justifier le déménagement, l’INRA évoque d’abord l’augmentation du loyer du domaine de Vassal : 75.000 euros par an, payés aux domaines Listel (propriété du groupe Vranken Pommery). L’affaire a même été portée devant le tribunal paritaire des baux ruraux de Béziers, qui a programmé le jugement pour juin 2014. « Mais ce loyer reste bien inférieur au coût d’un déménagement ! » estime Bruno Chevalet, de l’association Rencontre des cépages modestes.

Surtout, l’INRA explique se prémunir contre le réchauffement climatique. Les vignes ne sont plantées qu’à un mètre au dessus du niveau de la mer. Elles risquent, d’ici quelques dizaines d’années, d’avoir les pieds dans l’eau. Mais la Communauté d’Agglomération de l’étang de Thau a justement investi 55 millions d’euros pour éviter la submersion de la dune du Lido, indique la mairie de Sète à Reporterre.

Un déménagement « en catimini »

Les amoureux des vieilles vignes se sont donc unis pour lancer une pétition. Parmi les premiers signataires, les deux vignerons précédemment cités, ainsi le président des vignerons ardéchois, des sommeliers, l’association Rencontre des cépages modestes, Semences Paysannes, la fédération Nature et Progrès, etc. Ils ont également tenté de se renseigner sur les conditions du déménagement, car « l’INRA mène son opération en catimini », dénonce Bruno Chevalet, de l’association Rencontre des cépages modestes.

Ils ont d’abord appris que le site choisi pour accueillir la collection est celui de Pech Rouge, à côté de Toulouse. Un centre de recherche de l’INRA sur la vigne y est déjà installé. Un lieu choisi pour de mauvaises raisons, dénonce Bruno Chevalet : « C’est là qu’était installée la Cité de la vigne et du vin, un fiasco qui a coûté cher et qu’il faut effacer ». Ce lieu, destiné à accueillir grand public et professionnel, a toujours été déficitaire.

-Jean-Michel Deiss -

Surtout, le sol "est inapproprié", tranche Jean-Michel Deiss. "Le terrain n’est pas sablonneux, il ne protège pas les vignes du phylloxera ou des maladies." L’INRA devra donc replanter des vignes greffées, il en sera fini de la collection "franc de pied". Or le vigneron en est persuadé : "Si la racine change, le rapport au sol également et donc le goût du raisin !"

Un argument qui n’est pas entendu par Christian Huygue, directeur scientifique adjoint Agriculture à l’INRA : "Nous ne faisons pas de l’agronomie mais de la conservation de ressources génétiques. Et pour cela nous n’avons pas besoin de vignes franc de pied."

Le déménagement devrait démarrer fin 2014 et durer six ans. "L’ensemble du matériel sera conservé dans les meilleures conditions, veut rassurer Christian Huygue, on ne perdra rien."

Dix ans et des millions d’euros

Mais six ans, ce n’est pas assez pour Jean-Michel Deiss : "Pour un déménagement dans de bonnes conditions, il en faudrait au moins dix." Car pour être certain de ne rien perdre, « il faut commencer par créer une deuxième collection sur le nouveau site, tout en maintenant celle de Vassal. Puis il faut s’assurer que les nouveaux pieds aient bien pris avant de supprimer la première collection… »

Une opération qui coûte également très cher... "Plusieurs millions d’euros", lâche Christian Huygue, sans accepter d’être plus précis. "Mais où vont-ils trouver l’argent ?, s’inquiète Bruno Chevalet. En ce moment l’Etat n’a pas d’argent pour la recherche. Et l’INRA explique justement qu’il quitte Vassal parce que le loyer est trop cher."

"N’importe quel vigneron qui va à Vassal aujourd’hui a le cœur qui se serre, poursuit Jean-Michel Deiss. Les vignes présentent des maladies, elles sont faibles. Il n’y a déjà pas assez de moyens et de personnel pour entretenir la collection aujourd’hui." L’Institut affirme qu’il trouvera l’argent : "L’INRA va investir, affirme son directeur scientifique, et nous allons faire appel à l’Etat et aux collectivités territoriales pour qu’ils soient partenaires de l’opération."

Un discours qui ne rassure pas les défenseurs des cépages anciens. "La décision a été prise en haut, par les gestionnaires de l’INRA qui ont une vision économique de court terme, dénonce Jean-Michel Deiss. Nous ne sommes pas contre le déménagement, mais nous voulons être certains qu’il se fait dans de bonnes conditions. Nous voulons du dialogue."

Et en attendant d’avoir des réponses, l’équipe a également décidé d’agir de son côté, en lançant une fondation pour la conservation des cépages français. "Par les temps qui courent, l’Etat n’a plus l’argent pour conserver des vieux trucs qui a priori ne servent à rien, déplore Jean-Michel Deiss. Il faut que les vignerons et la société civile s’impliquent."

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