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Tribune

Le gaz de schiste n’apportera pas l’indépendance énergétique aux Etats-Unis

Rebondissant sur un récent rapport de l’Agence internationale de l’énergie, les médias dominants ont proclamé que les Etats-Unis connaitraient bientôt l’indépendance énergétique. Une perspective fort incertaine, comme on le constate si on analyse précisément la méthode suivie par ce rapport.


Les pro-exploitations ne cessent de le clamer : la production de gaz et huiles de schiste apporterait à la France l’indépendance énergétique. Ce serait bientôt le cas pour les Etats-Unis, si l’on en croit un rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) qui annonce que les Etats-Unis devrait devenir le premier producteur mondial de pétrole en 2015 et accéder au Graal de l’indépendance énergétique à l’horizon 2035. [1]

Mais, comme dans toutes les prévisions de long terme, les résultats de l’AIE sont critiquables. D’abord, il est important que chacun comprenne comment sont réalisées ces prévisions.

Tout d’abord, les économistes de l’AIE disposent de tout une série de données pour construire leur modèle : production et demande de pétrole, croissance économique par pays, … Ces données sont considérées comme des paramètres qui évoluent de façon conventionnelle, c’est-à-dire avec comme hypothèse principale que l’état actuel continuera indéfiniment. Par conséquent, le monde selon l’AIE en 2035 n’est que l’évolution conventionnelle du monde d’aujourd’hui toutes choses étant égales par ailleurs ou quasiment.

Cela signifie que dans l’état actuel des choses, les Etats-Unis seront le premier producteur de pétrole en 2015 s’ils continuent de forer au même rythme - soit tout de même autour de 45 000 puits par an avec une augmentation de la production de pétrole de quatre millions de barils par jour dans les deux années à venir - et qu’en tenant ce rythme délirant pendant vingt ans, ils pourront obtenir l’indépendance énergétique.

Comme l’explique l’économiste Jacques Généreux, une telle prévision est du genre : « A tel endroit, à telle heure, si rien d’autre ne bouge dans l’univers que la variable X, cela devrait entraîner telle variation des variables Y ou Z ». [2] En suivant ce modèle, les Etats-Unis se retrouveraient donc en 2035 avec un million de puits supplémentaires dans un monde passif car défini comme une donnée constante.

D’ailleurs, dans ses prévisions de long terme, l’AIE a déjà fait de nombreuses erreurs. Par exemple en 2000, elle prévoyait un prix du baril de pétrole d’en moyenne 21 $ en 2010 et 28 $ en 2020 [3]. Or, le prix moyen du baril en 2012 a été de 111 $, soit cinq fois plus élevé que ses prévisions !

L’explication de cette erreur est simple : l’AIE voyait le monde de 2010 et de 2020 comme l’évolution conventionnelle du monde de 2000. Les modèles de l’AIE n’avaient donc pas intégré la forte croissance des pays émergents, qui a expliqué en partie le décrochage du prix du pétrole à partir de 2004. Ils ne pouvaient pas non plus prévoir d’autres événements qui ont impacté les prix du pétrole comme la crise économique ou les révoltes arabes.

Mais, lorsque l’on prend du recul sur les modèles économiques pour observer le monde réel, on se rend compte qu’un tel développement de la production américaine de gaz et de pétrole amènerait de nombreuses questions annexes : les populations concernées vont-elles laisser les producteurs forer indéfiniment ? Quels seraient les différents impacts en termes de pollution, de climat, d’aménagement du territoire ? Les pays de l’OPEP et les autres producteurs de gaz vont-ils rester les bras croisés face à la montée en puissance de la production américaine ? Les ressources en eau vont-elles être suffisantes pour l’ensemble des puits ?

Les modèles de l’AIE répondent implicitement « oui » à ces questions, même si, il faut le noter, ils reconnaissent dans le WEO de 2013 qu’un plateau (c’est-à-dire une limite) sera atteint à cause du volume limité des ressources. Les êtres humains, les pays, le monde ne sont pas des paramètres dans une série d’équations, ils adaptent ou changent leurs comportements en fonction des événements, et les prévisions de l’AIE n’envisagent en réalité qu’une situation parmi tant d’autres.

En réalité, l’AIE a beaucoup plus de chances d’avoir tort que raison, mais ça, elle ne le dit pas.


Notes

1- AIE (2013), World Energy Outlook (WEO 2013)

2- J. Généreux (2005), Les vraies lois de l’économie, éd. Points, p. 44

3- AIE (2000), World Energy Outlook (WEO 2000)


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