Tribune —
Le sorcier de la prairie, ou comment les animaux préviennent la désertification

Durée de lecture : 7 minutes
Les deux idées fortes d’Allan Savory : la désertification est un phénomène encore plus préoccupant que le changement climatique ; et on peut la prévenir... en faisant paître plus de bêtes sur les terres.
Difficile de ne pas être conquis par la tranquille mais inébranlable conviction d’un homme comme Allan Savory et par l’aura que lui confèrent à la fois la sagesse de l’âge et de l’expérience. En mars dernier, lors d’une conférence « Ted Talk », il fut salué par une « standing ovation » sans avoir pourtant ni élevé la voix ni forcé sur les effets de manche comme le font tant d’autres intervenants.
Savory commence pourtant son exposé par une analyse démoralisante de la situation : la triple conjonction de l’augmentation de la population, du changement climatique et de la désertification mène le monde à la catastrophe. Il affirme qu’en focalisant notre attention sur l’élimination des combustibles fossiles, nous nous trompons de priorité : cela ne suffira pas à infléchir la courbe du réchauffement global.

La préoccupation première d’Allan Savory, c’est la désertification.
Ce phénomène traduit la dégradation durable des sols et écosystèmes des zones sèches, une appellation globale qui recouvre plusieurs types d’environnement selon le niveau de rareté des ressources en eau (aride, semi-aride et sub-humide). Les zones sèches représentent, d’après l’évaluation effectuée par les Nations Unis en 2005 dans le rapport « Ecosystèmes et bien-être humain », 41% des surfaces de la planète et abritent 40% de la population mondiale. Leur transformation en désert progresse inexorablement, rendant la vie de plus en plus difficile aux personnes qui les habitent et qui comptent déjà parmi les plus pauvres.
La relation entre désertification et changement climatique n’est pas encore totalement comprise mais fonctionne probablement comme une boucle de rétroaction : le changement climatique accentue les sécheresses et les précipitations violentes qui lessivent le sol et l’appauvrissent ; parallèlement, un environnement désertifié est incapable de retenir l’eau, n’absorbe plus le carbone atmosphérique et a même tendance à en relâcher du sous-sol, accentuant ainsi l’effet de serre. Chacun sait aussi par simple expérience qu’un sol bien végétalisé régule le froid et la chaleur ambiantes ; une progression des déserts favorise donc les températures extrêmes.
Pour toutes ces raisons, et compte tenu de l’immensité des surfaces touchées, Savory considère que la lutte contre la désertification représente non seulement une exigence humanitaire, mais également l’arme principale, et même unique, dont nous disposons aujourd’hui pour inverser le réchauffement de la planète.
Mais il va plus loin : à bien y réfléchir, la plupart des richesses dont bénéficient les sociétés humaines résultent de la photosynthèse, qui ne peut fonctionner sans un sol fertile et en bonne santé. Or quelle importance accorde-t-on aujourd’hui au maintien de la fertilité des sols dans l’analyse et la prospective économiques ? Pratiquement aucune. On sait pourtant que cette négligence a contribué dans le passé à la disparition de certaines civilisations (cf « Effondrement », ouvrage majeur de Jared Diamond).
La leçon des éléphants
L’explication la plus communément admise du processus de désertification, y compris par de nombreux experts, en attribue la cause à une surpopulation animale qu’elle soit sauvage ou domestique. A la fin des années 50, Savory, alors jeune biologiste, conseillait le gouvernement Rhodésien - le futur Zimbabwe - sur cette question de la désertification. Il recommanda alors, appuyé par d’autres scientifiques, d’éliminer 40 000 éléphants pour permettre à la terre de se reposer et de se régénérer. Ce qui fut fait. Dix ans après ce massacre, le désert avait encore progressé accroissant l’appauvrissement des habitants. Plus tard, s’installant aux Etats-Unis, il constata que la végétation de certains parcs nationaux de l’ouest américain dépérissait alors que les grands troupeaux y avaient disparu depuis longtemps. Aucun expert n’était capable d’apporter la moindre explication.


Désertification à l’oeuvre dans un parc national au Nouveau-Mexique (Etats-Unis). Photos extraites de la présentation TED d’Allan Savory
Dérouté par ces observations, Savory finit par concevoir, à l’encontre des pratiques officielles et du sens commun, l’idée iconoclaste selon laquelle la diminution du bétail, et non sa présence, provoquerait la désertification. Après des années d’expérimentation, il constate que l’hypothèse se vérifie.
En effet, par le piétinement des sabots, la salive et les déjections, les grands troupeaux d’animaux contribuent au cycle biologique naturel de la végétation. Mais Savroy découvre également que l’élément primordial est la migration permanente des animaux. C’est la sédentarité des bêtes et non leur nombre qui épuise le sol et la végétation.
Ainsi, en augmentant - parfois considérablement - la quantité de bétail sur un territoire (par exemple en fusionnant plusieurs troupeaux), puis en gérant rigoureusement les temps de pâturage au même endroit, en fonction des conditions locales, Allan Savory obtient dans certaines zones arides des résultats si époustouflants que l’on doute parfois de leur réalité. Cerise sur le gâteau : non seulement cette méthode ne coûte rien, mais elle enrichit les paysans qui la pratiquent.


Réhabilitation d’une parcelle gérée selon les principes d’Allan Savory. Exemple 1 (Afrique). La flèche bleue pointe le même repère sur les 2 photos.
Photos extraites de la présentation TED d’Allan Savory
Cette réintroduction massive des ruminants sur les terres appauvries s’inscrit dans une démarche plus générale appelée « management holistique » qui aborde les systèmes naturels comme des totalités (savoryinstitute.com). Sa pratique consiste à fixer des objectifs globaux en termes sociaux, écologiques et économiques puis à planifier la gestion du bétail d’une manière précisément adaptée à chaque environnement (pour une bonne compréhension des concepts parfois un peu abstraits du management holistique, je vous conseille la lecture de cette longue et passionnante interview d’Allan Savory sur chelseagreen.com).
Cela va à l’encontre de notre logique réductionniste dominante où l’on cherche le plus souvent à décomposer un problème complexe en sous-parties plus simples à résoudre, et qui présente un inconvénient majeur : dans un système d’interactions complexes, chaque solution partielle risque de polluer le système avec ses propres effets négatifs inattendus (« unintended consequences »).
Penser... "holistique"
Pour définir ses principes holistiques fondamentaux, Allan Savory s’est inspiré des mécanismes de prise de décision et de planification développés par l’armée britannique pour gérer des situations de guerre par définition complexes, imprévisibles et non modélisables. Des caractéristiques qui s’appliquent d’après lui aux activités de management, par opposition à celles liées au développement technologique.
Cette démarche lui vaut d’ailleurs le scepticisme parfois virulent d’une partie du monde scientifique pour qui la formalisation théorique et la reproductibilité sont les ingrédients incontournables de la validité (inexactchange.org). De même, les personnes sensibilisées à la lutte contre le changement climatique savent que le bétail est responsable de 18% des émissions mondiales de gaz à effet de serre (rapport « Livestock’s long shadow », FAO, 2006). Difficile dans ces conditions d’accepter facilement une augmentation significative du nombre de têtes (notons toutefois que Savory plaide avant tout pour une concentration et une planification fine de la migration des troupeaux).
En attendant, quinze millions d’hectares, sur les cinq continents, sont aujourd’hui gérés avec succès selon les principes du management holistique.