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Les Indiens du Panama rejettent le mirage de la finance carbone

Transformer leur forêt en marché au nom du changement climatique ? Après réflexion, les Amérindiens du Panama ont refusé.


-  Itepi (Panama), reportage

« Les forêts natives subsistant au Panama sont situées sur les territoires des sept ethnies amérindiennes qui peuplent notre pays », dit Betanio Chiquidama, l’ex-président de la Coordination nationale des peuples indigènes du Panama (Coonapip). Cet Amérindien de l’ethnie Emberá a étalé une carte appuyant ses propos sur son bureau de la ville de Panama. Il s’agit de la nouvelle carte carbone dressée par le Smithsonian Tropical Research Institute (STRI), un institut états-unien de recherche, présent dans le pays depuis l’inauguration du canal interocéanique par les Etats-Unis il y a un siècle. On y voit que les réserves de carbone, colorées en rouge, correspondent aux zones administrées ou habitées par les Indiens.

Le Panama est le premier pays du monde à disposer d’une carte complète en haute-résolution du carbone séquestré naturellement sur son territoire, selon cet organisme pionnier dans les recherches sur la financiarisation de la nature : ses chercheurs proposent de quantifier la valeur des services prêtés par les écosystèmes de façon à financer leur protection. Connaître la quantité de carbone qu’un sol peut stocker permettrait d’élaborer des stratégies de séquestration du carbone pour lutter contre le réchauffement climatique ou, plus prosaïquement, de vendre des crédits carbone de façon à financer la conservation de la forêt. L’enjeu est important dans le cadre des projets REDD et REDD+ auquel le Panama participe comme pays pilote. Lancées en 2008 dans le cadre des négociations internationales sur le climat, REDD et REDD+ sont censées aider à réduire les émissions de gaz à effet de serre provenant de la déforestation.

Les Indiens du Panama se sont d’abord laissés appâter par ces mécanismes internationaux supposés s’attaquer aux problèmes de Réductions des Émissions dues à la Déforestation et à la Dégradation des forêts (le + insistant sur le la gestion durable et la participation des communautés). Car comme beaucoup de stratégies néolibérales, REDD s’appuie sur les préoccupations des Amérindiens en usant de discours sur la participation, la préservation de la nature et la culture, les bénéfices économiques et même la sécurisation foncière.

A quelques centaines de kilomètres de la capitale, dans la région du Alto Bayano, à l’Est du Panama, le cacique Jeremias Cantari a appris avec le temps à se méfier des belles promesses. Son village, Ipeti, est né à la suite du déplacement de plusieurs communautés Emberás inondées en 1975 par un barrage hydroélectrique. On avait alors assuré à ces Indiens déplacés un titre collectif pour leurs nouvelles terres, des maisons équipées, des aides à l’agriculture, un centre de santé.

« Après quarante ans de lutte, nous n’avons toujours pas de titres de propriété ; l’électricité est arrivée il y a six mois seulement, suite à maintes manifestations ; et le centre de santé qui a été construit reste le plus souvent vide et fermé... » M. Cansari se tient devant sa modeste case en bois construite sur pilotis dans ce village où vivent 560 Amérindiens Emberás. Cette commune s’étend sur environ 3 000 hectares dont 44 % sont couverts de forêts natives, le reste étant occupé par des cultures, des friches et un peu de pâturages. L’endroit est depuis plus d’une dizaine d’années un terrain d’études sur la quantification et la séquestration du carbone, réalisées par l’Université Mc Gill, de Montréal, et le STRI. L’accord signé entre ces organismes et la communauté d’Ipeti vise à séquestrer le dioxyde de carbone au cours des vingt-cinq prochaines années grâce à la plantation d’espèces d’arbres natives et la conservation de terres boisées. Les produits de la vente de carbone doivent servir à créer un fonds au profit de la communauté.

« On nous a donné des semences ; on a planté des arbres sur quinze hectares ; on entretient cette forêt. Dans vingt-cinq ans ans, on pourra commencer à vendre du bois à notre profit... L’éducation environnementale est l’élément positif de cette expérience, mais nous en tirons peu de bénéfices immédiats. Or, nous avons besoin de manger dès maintenant ! L’expérience n’a donc pas amené les bienfaits espérés. Elle a surtout permis de former des étudiants canadiens », juge le cacique.

MM. Cansari et Chiquidama ont participé aux négociations avec les institutions panaméennes et l’ONU pour développer ce genre de projets tout en générant des crédits carbone. « Nous avons vu des gens de grandes villes, de New York et de Washington venir nous donner des leçons de conservation de la forêt en luxueux véhicules tout terrain, alors que beaucoup d’entre nous venaient à pied aux réunions, parfois en marchant des heures », ironise Betanio Chiquidama.

Après maintes réunions et formations, après que des représentants amérindiens aient voyagé aux Etats-Unis, des accords avaient enfin été trouvés, jusqu’à ce que la Coonapip rejette en février 2013 tout le mécanisme REDD au nom de toutes les ethnies du Panama, à l’unanimité.

« Nous nous sommes rendus compte que c’était un piège : il créait des mécanismes pour exploiter le peu de ressources qui restent dans nos forêts », explique M. Chiquidama. « On ne pourrait plus couper un arbre sur notre territoire, alors qu’on ne dit rien aux colons qui défrichent et s’installent sur nos terres ancestrales violant nos droits ! », renchérit Jeremias Cansari, en faisant référence à certains scandales apparus ailleurs dans le cadre du REDD, notamment dans le Chiapas mexicain : relocalisation de communautés indigènes au nom de la protection de puits de carbone, création d’une « police écologique » générant des conflits et des divisions au sein d’une même communauté amérindienne, comme le dénonce le rapport Protecting carbon to destroy forest du réseau associatif international Carbon trade watch.

Parmi la longue liste de critiques émises par les chefs amérindiens du Panama, c’est le manque de consultations des populations locales qui a le plus suscité la colère. A quoi s’ajoutent : la faiblesse de l’analyse des causes de la déforestation avec une tendance à culpabiliser rapidement les amérindiens eux-même ; les carences dans la reconnaissance des droits indigènes et surtout de leur droit à un territoire ; l’appropriation des ressources par l’Etat et le flou sur le contrôle des crédits carbone forestiers...

« A qui appartient la forêt ? A l’Etat ou aux Indiens ? N’est-ce pas nous qui y vivons et la préservons ? A qui appartient donc le carbone ? », questionne Jeremias Cansari qui voudrait que ce soit sa communauté qui vende elle-même les crédits carbone si un programme REDD voyait finalement le jour. La législation panaméenne reconnaît la capture du carbone comme un service environnemental et le pays est en train de créer les bases légales d’un système de "paiements pour services écologiques". Mais dans ce cadre, la propriété du carbone est sujette à interprétations et discussions, principalement sur les territoires amérindiens.

« Ces gens de Washington ou de l’Europe n’y voient qu’un marché ! »

Marchandiser les services rendus par les écosystèmes n’est pas un concept nouveau. Cette notion est apparue en Amérique latine dans un article scientifique dès 1997. Depuis, le nombre de publications qui traitent du sujet a augmenté de façon spectaculaire, plaçant le Panama parmi les pays leaders en la matière.

M. Chiquidama et M. Cansari ne semblent pas complètement opposés à cette idée si cela est géré de façon autonome par leur communauté, sans résurgence néocoloniale.

Fervents défenseurs du Kuna Yala, le territoire pour lequel ils se sont battus depuis les années 1930, les indiens Kunas du Panama, en revanche, ont fermement rejeté l’idée de financiariser leur forêt. « En juin 2013, la plupart des délégués de notre Congrès traditionnel ont estimé que la défense de la nature en général n’est pas un produit commercial, explicite Anelio Lopez, l’attaché de presse du Kuna Yala. Notre peuple à interdit toute activité liée à la REDD et nos autorités se sont retirées de tous les événements et institutions où le sujet est abordé. De plus, contrairement à ce que prétend l’ONU, cette position n’a pas changé ! »

Le 10 décembre 2013, pourtant, les instances en charge du programme REDD au Panama ont annoncé la reprise des négociations avec la Coonapip. Les institutions alliées au bureau ONU-REDD ont sauté sur l’occasion d’un conflit entre deux clans au sein de l’ethnie Embéra pour dissimuler leur échec, selon M. Lopez : c’est en effet après la destitution contestée de M. Chiquidama à la tête de la Coonapip que le dialogue a été relancé avec le nouveau président non élu de cette organisation dont la légitimité est réfutée par la plupart des communautés indiennes du pays.

« ONU-REDD accentue les problèmes de divisions ! », constate l’ex président de l’association panaméenne des Amérindiens. « Nous sommes conscients qu’il faut lutter contre les changements climatiques qui sont réels et qui menacent aussi nos peuples, considère-t-il. Les îles San Blas des Kunas sont peu à peu immergées à cause de la remontée du niveau de la mer... Nous voulons bien participer à sauver la planète. Nous avons des connaissances en la matière, pourquoi ne pas nous aider à les écrire pour les partager avec le monde ! Mais ces gens de Washington ou de l’Europe n’y voient qu’un marché ! » Un marché vert couleur dollars qui tente de convertir les Amérindiens à la marchandisation de la nature qu’ils ont su jusqu’ici préserver sans argent...

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