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Tribune

Les shadoks adorent le pé i bé

Les shadoks veulent aller le plus vite possible vers le progrès. Le problème, c’est que le cosmogol se fait rare. Comment faire ? Changer le compteur de cosmogol ? Les shadoks savants trouvent la réponse...


La Commission Stiglitz-Sen (CSS) a réuni pendant plus d’un an quelques-uns des économistes les plus célèbres. Leur mission : proposer une alternative au Produit Intérieur Brut (PIB) pour mesurer le bien-être et la richesse des nations. Prendre en compte ce que le PIB ignore, et en particulier les inégalités ou les atteintes à l’environnement : l’intention était tout à fait louable ! Mais c’est bien connu, "Lorsqu’on a appris à réfléchir comme un marteau, on voit tous les problèmes comme des clous". Certains de nos économistes ont donc proposé de mesurer la dégradation du "capital naturel" en donnant à ce dernier une valeur monétaire. Ainsi, si le PIB reste supérieur au coût estimé de la dégradation de la nature... le bilan reste positif : tout va bien, on peut continuer ! C’est ce qu’on appelle l’Epargne Nette Ajustée (ENA). Une véritable usine à gaz... digne des Shadoks.

Sur la planète Shadok, vivaient des Shadoks. L’activité préférée des Shadoks consistait à pomper. Les Shadoks pompaient, pompaient, pompaient. Ils pompaient essentiellement du Cosmogol, dont les usages étaient multiples et variés. Sur la planète Shadok, on utilisait le Cosmogol pour faire tourner des machines de toutes sortes, qui permettaient aux Shadoks de se mouvoir, de travailler, de manger ou encore de se divertir. Bref, on peut dire sans se tromper que le Cosmogol était au cœur de la pompeuse civilisation des Shadoks.

Ainsi donc, pendant des décennies, les Shadoks pompèrent et brûlèrent des quantités tout à fait pharamineuses de Cosmogol. Jusqu’au jour où, l’air saturé de gaz cosmogolique étant devenu irrespirable, et les ressources de Cosmogol venant à manquer, les Shadoks prirent la sage décision de quitter leur planète. « Ce coup-ci, la maison a cramé ! » s’exclama l’un des plus grands Shadoks de tous les Shadoks, lors d’une grande allocution publique. Et dans un tonnerre d’applaudissements, il ajouta : « A présent, on se casse ! »

Ni une ni deux, les Shadoks les plus savants se réunirent afin d’élaborer un vaisseau spatial d’une immense et tout à fait shadockienne sophistication. C’était de la belle ouvrage, pour sûr ! Et d’ailleurs, parmi la population, on ne s’y trompa guère : « Oh ! Le bel engin ! » s’écria-t-on en découvrant la bête. Et on lui donna le joli nom de « mégamachine ».

Ainsi, après avoir bourré les réservoirs de la mégamachine avec les dernières réserves de Cosmogol, nos amis Shadoks s’envolèrent droit dans le ciel, mettant le cap sur une planète qui depuis bien longtemps leur avait semblé plus accueillante – mais qui était néanmoins fort lointaine – et qu’en langage Shadok on nommait « l’astéroïde du Progrès ».

C’est malheureux à admettre, mais certains problèmes shadokiens ne manquèrent pas de se faire jour au cours du grand exode interplanétaire. Il faut dire que la mégamachine avait été construite à la hâte. En particulier, ses commandes de bord étaient très rudimentaires. Partant du principe que l’essentiel était d’aller au plus vite vers le Progrès, les savants Shadoks s’étaient contentés de munir leur tableau de bord d’un seul et unique cadran : le compteur de vitesse. Ainsi, par facilité, les Shadoks avaient fini par considérer que, pour atteindre le Progrès, le plus important était d’aller toujours plus vite.

Mais là n’était pas le seul défaut de la mégamachine. A partir d’une certaine vitesse, et du fait d’une malfaçon que les savants Shadoks avaient encore bien du mal à s’expliquer, les gaz de combustion du Cosmogol emplissaient peu à peu la cabine où vivaient les Shadoks, rendant l’air de plus en plus irrespirable. Certains Shadoks remarquèrent également que le rendement cosmogolique de la mégamachine diminuait fortement à partir d’une certaine vitesse. Ainsi, l’accélération continue de la mégamachine, que tout le monde considérait à l’origine comme vertueuse, se vit progressivement remise en cause par certains mauvais esprits – dont on soupçonna rapidement qu’ils ne voulaient pas du Progrès. A quoi bon accélérer encore, disaient ces mauvais esprits, si cela devait se traduire par un gaspillage disproportionné de Cosmogol, et une pollution accrue de l’air ambiant ? Et pourquoi ne pas ralentir, si le voyage vers le Progrès venait à être menacé par cette utilisation irraisonnée de Cosmogol ?

Diantre ! La question n’était pas mince. Le capitaine Sharkozy décida donc de réunir les plus grands savants Shadoks au sein d’un grand conseil : la Commission des Shadoks les plus Savants (CSS). Et les débats furent houleux.

Car entre temps, certains Shadoks, moins savants que les grands savants (mais tout de même un peu savants), avaient élaboré un outil qui permettait de mesurer l’état du réservoir à Cosmogol : la jauge cosmogolique. La population des Shadoks trouvait cela très astucieux. En comparant la vitesse et l’état du réservoir à Cosmogol, on pouvait ainsi estimer la vitesse optimale de déplacement : celle-là même qui permettrait à la mégamachine de voler le plus durablement possible – c’est à dire sans gaspillage inutile. Et les conclusions de ces « savants moins savants que les grands savants » étaient claires : pour arriver au bout du chemin, il fallait urgemment réduire la vitesse de la mégamachine Shadok.

Les grands savants Shadoks de la CSS ne se laissèrent pas impressionner par de si futiles conclusions. A quelques exceptions près, ces thermodynamiciens de haut vol n’appréciaient guère que de vulgaires bricoleurs de jauges portent un jugement sur la manière dont devrait fonctionner leur shadokienne mégamachine. « Qu’est-ce que c’est que ces tocards ? » se demanda-t-on au sein de la Commission. Les grands savants firent remarquer que réduire la vitesse rendrait le voyage plus long. Or, personne n’avait envie que le voyage soit plus long – surtout dans les conditions rendues si peu agréables par les émissions de gaz cosmogolique. Raisonner ainsi, c’était vouloir aller à l’encontre du Progrès. Par conséquent, ajouter une jauge cosmogolique au tableau de bord ne servait à rien : mieux valait améliorer la précision du compteur de vitesse de la mégamachine, ce qui permettrait de ne garder qu’un seul et unique cadran.

Pour ce faire, les savants de la CSS mirent toute leur finesse et leur grande intelligence en branle, et ils parvinrent à une conclusion éminemment shadokienne : il suffisait de corriger la vitesse réelle de la mégamachine en retranchant une vitesse fictive négative obtenue en convertissant les pollutions et l’épuisement du Cosmogol en perte de vitesse. Il va sans dire que les Shadoks savants prétendaient maîtriser parfaitement cette technique de conversion, où tout pouvait s’exprimer en vitesse. Ainsi, si la vitesse réelle restait supérieure à la vitesse fictive négative, alors le nouveau compteur de vitesse ajustée continuerait d’afficher une avancée. Cette « vitesse nette ajustée » (c’est ainsi qu’ils la nommèrent) pourrait ainsi continuer à être la meilleure mesure possible de la durabilité du voyage de la mégamachine vers son objectif inconditionnel : le Progrès.

La masse des Shadoks, elle, aurait préféré qu’on utilisât une jauge. La masse n’y comprenait que plouc, à toutes ces élucubrations savantesques. Elle n’arrivait plus à suivre, la masse. Elle était larguée, la masse. « C’est bon signe ! » s’écrièrent les savants qui, arrivés à ce point fondamental de leur réflexion, ne manquèrent pas de s’auto-célébrer. Quelle hauteur de vue ! Quelle finesse ! Quelle subtilité ! Plus personne n’y comprenait rien !

Mais pour bien faire, il restait encore à transformer les quantités de Cosmogol et de gaz cosmogolique en une unité de mesure de vitesse. Le problème fut vite résolu par nos grands savants, qui se mirent à réaliser des enquêtes auprès des Shadoks afin de les interroger sur leur consentement à voyager moins vite, ou à respirer un air meilleur. « De combien de temps seriez-vous prêt à allonger le voyage vers le Progrès pour garder un air respirable ? » leur demandait-on par exemple. « Ben, j’en sais rien » disait la plupart d’entre eux. Mais dans le tas, il en restait toujours suffisamment qui répondait afin que l’on puisse en faire de shadokiennes équations. La moyenne des temps ainsi savamment obtenue, rapportée au temps de voyage estimé en prenant en compte la distance restante et la vitesse probable de la mégamachine, était ensuite transformée en vitesse moyenne, qu’il suffisait alors de retrancher de la vitesse réelle de la mégamachine pour obtenir sa « vitesse nette ajustée ». C’était vraiment très beau.

Mis bouts à bouts, ces travaux d’une immense finesse permirent ainsi de démontrer la grossièreté des raisonnements des « bidouilleurs de jauge » (comme les appelaient en riant les thermodynamiciens de la CSS). Un exercice rétrospectif prouva en effet que la « vitesse nette ajustée » avait toujours été corrélée à la vitesse réelle. Autrement dit, la vitesse réelle avait toujours été supérieure à ce que les savants Shadoks de la CSS appelaient désormais la « vitesse négative ». Et tout laissait à penser qu’il en serait de même à l’avenir. Pour s’assurer que la « vitesse nette ajustée » continuerait bel et bien d’être positive, la CSS se permit même de formuler une suggestion à l’endroit du capitaine : « Un bon coup d’accélérateur, nom de Dieu ! »

Le capitaine Sharkozy fut ravi. Il fit une grande fête pompeuse pour célébrer la clairvoyance de la Commission des Shadoks Savants. Et chacun se vit remettre une belle médaille Shadok, ainsi qu’une paire de talonnettes.


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