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Tribune

« Monsieur, ils ne nous aiment pas »

Un mois après « les événements », et alors que le malaise est toujours grand dans le pays, plongée dans une classe d’un lycée de banlieue. Pour préparer la Rencontre de Reporterre.

Je suis professeur d’histoire-géographie dans un lycée de Seine-Saint-Denis. Face au matraquage politique et médiatique qui cible encore une fois nos élèves, j’aimerais donner à entendre le sens de leurs paroles, paroles rarement écoutées mais ô combien instrumentalisées par ceux-là mêmes qui jamais ne franchissent le périphérique.

Au lendemain des attentats survenus le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo, j’ai commencé chacune de mes heures de cours par la question suivante : « Que pensez-vous de ce qui s’est passé hier ? » Les premières minutes laissent place au silence. Je leur précise alors que je n’ai pas d’a priori, que je suis prêt à tout entendre, à discuter de tout avec eux si tant est que l’on se respecte, qu’il n’y a pas de réponse attendue.

Après quelques secondes encore lourdes d’hésitation, quelques élèves finissent par prendre la parole : « C’est trop triste Monsieur, des gens sont morts », « Oui, mais ils ont caricaturé le prophète, ça se fait pas, ils ont provoqué Monsieur », « Oui, c’est vrai Monsieur, y’en a marre que les musulmans, les Noirs, les Arabes, ils sont toujours mal vus. Mais en même temps, ce sont pas des musulmans les terroristes car dans l’islam Monsieur, c’est mal de tuer des gens ». Rapidement, les prises de parole reviennent toutes à la même chose. Certains condamnent fermement l’attentat. D’autres qui le condamnent tout autant ne peuvent s’empêcher pourtant de le justifier.

Au bout de vingt minutes, et après avoir noté tous leurs arguments au tableau, y compris les pires, je prends la parole pour essayer de désamorcer les malentendus. Je leur explique ce qu’est Charlie Hebdo et qui sont les gens qui ont été tués (certains me parlaient du dessinateur « Charlie » qui aurait été assassiné), je leur explique qu’un journal satirique cherche à faire réfléchir, réagir en se moquant de certaines réalités sociales parfois jusqu’à la provocation. Je leur explique qu’une caricature est un dessin à ne pas prendre au premier degré. Je leur montre d’autres caricatures de Charlie Hebdo sur le pape ou les juifs pour montrer qu’ils ne ciblent pas que les musulmans. « Oui, mais Monsieur, se moquer des religions, c’est pas bien, quelle que soit la religion. »

Je leur explique alors ce qu’est la liberté d’expression et comment elle a été acquise de haute lutte depuis les principes affirmés dans la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen de 1789 jusqu’à aujourd’hui. Je leur parle des prisonniers politiques actuels en Syrie qui simplement pour avoir critiqué le président Bachar Al-Assad se retrouvent torturés à mort dans les geôles du dictateur. « Oui, mais Monsieur, la liberté d’expression a des limites. »

Je leur démontre, caricatures à l’appui, que nous ne sommes pas tous heurtés par les mêmes dessins et qu’ainsi, il est impossible de fixer des limites alors que nous ne ressentons, ne comprenons pas tous la même chose devant un même dessin. Moues dubitatives. Je recours alors à l’argument de la juste proportion, j’explique qu’ils ont le droit de ne pas être d’accord avec la ligne éditoriale de Charlie Hebdo mais qu’alors, ils peuvent répondre par la plume ou le crayon, pas par la kalachnikov, ou encore, qu’ils peuvent recourir à la loi en portant plainte pour incitation à la haine raciale. « Oui, mais Monsieur, la loi et les juges, ils sont toujours contre les musulmans. Regardez, pourquoi Dieudonné a été condamné et pas Charlie Hebdo ? De toute façon, la loi, elle est toujours contre les pauvres. Regardez Sarkozy, il a plein d’affaires sur le dos, il peut faire ce qu’il veut, il sera jamais condamné. C’est comme tous les ministres qui payent pas leurs impôts. La loi, elle n’est pas pareille pour tout le monde, vous savez bien Monsieur. »

Poussé dans mes retranchements, je leur explique alors que la loi nous protège tous également, et que sans elle, règnerait « la loi de la jungle » et qu’alors, si je décidais de tuer un élève qui m’insupportait, je pourrais le faire s’il n’y avait pas la loi pour m’en empêcher. Tout le monde pourrait alors s’entretuer pour un oui ou pour un non. Je me heurte alors à un silence pesant, les élèves savent qu’ils ne peuvent « gagner » face au prof. Mais, je sens bien que rien n’a changé dans leur esprit.

Bien que cette contre-argumentation systématique me laisse sur les rotules, je poursuis en changeant de stratégie. Si je ne peux passer par les arguments rationnels, alors je pense pouvoir les toucher autrement. Je leur explique qu’aujourd’hui, des dizaines de personnes comme eux et moi sont accablées par la perte d’un être cher, qu’il aurait pu s’agir d’un membre de leur famille, voire même de leur père ou de leur mère. Je soulève une vague d’indignation. « Ne dites pas ça Monsieur, c’est pas vrai, ils sont pas journalistes mes parents. »

Je leur explique alors que le policier Ahmed Merabet ou la policière (Clarissa Jean-Philippe dont le nom n’était pas encore connu) tuée à Montrouge le matin même dans une fusillade, un père et une mère de famille, n’étaient pas non plus des journalistes, mais que les terroristes ne font pas de distinction entre les gens, qu’ils cherchent juste à terroriser, à faire régner la peur, et qu’un membre de leur famille aurait très bien pu se retrouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Je regagne leur attention même si le principal problème, c’est qu’ils se sentent pour beaucoup étrangers à ce qu’il se passe.

Je leur pose alors une ultime question : « Qui d’après vous a le plus à perdre dans toute cette histoire une fois qu’on aura rendu hommage aux victimes de ces terroristes ? » Quelles que soient leurs origines ou leur confession, ils me répondent unanimes « Ben les musulmans Monsieur ». « Que va-t-il se passer d’après vous maintenant ? ». « Ils vont dire qu’on est tous des terroristes, des sauvages, qu’on n’est pas dans notre pays. Ils vont nous arrêter pour un oui ou pour non encore plus qu’avant, partout dans le métro, la rue, en voiture avec nos parents. »

Une élève qui n’a pas encore parlé lève la main et me dit les yeux un peu embués par l’émotion : « Moi, j’ai peur Monsieur. » Un autre ajoute : « Ils ont déjà attaqué des mosquées et déchiré des corans ». « Qui ils ? » demandé-je. « Ben les Français Monsieur ! Ils nous aiment pas. »

« Pourquoi, t’es quoi toi ? » Il bégaye un peu embarrassé : « Vous comprenez ce que je veux dire Monsieur, je suis pas un blanc, je suis pas un pur Français, j’ai des origines. » Je lui réponds alors sur le ton de la plaisanterie : « Mais si tu vas au Congo, tu seras un blanc toi aussi. Ca ne veut rien dire. Beaucoup de Français ont un ancêtre étranger. Et puis, un Antillais est français depuis très longtemps, il n’est pas issu de l’immigration et pourtant il est noir. Il n’y a pas de ’Français purs’. Vous êtes Français, quelles que soient vos origines. A vous de le revendiquer ! »

« Oui, mais les Français sont racistes Monsieur, ils ne nous aiment pas ». « Mais toi et moi, je te le répète, on est Français. Sommes-nous racistes ? Non. Alors il y a beaucoup de Français qui ne sont pas racistes. A vous de lutter contre ces racismes, tous les racismes y compris ceux qui visent les Roms ou les Juifs. » « Oui, mais Monsieur, regardez la télé, on parle toujours de l’antisémitisme, mais nous aussi on en a marre d’être victimes du racisme. Pourquoi les gens à la télé, ils défendent toujours les juifs et jamais les musulmans. Regardez, ils disent même pas que le policier qui a été tué à Charlie Hebdo était un Arabe ».

La sonnerie retentit. Un élève lève la main pour prendre la parole : « Monsieur, c’est vrai que c’est horrible cette tuerie, ça fait mal au cœur, mais on en a marre. »

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