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Pour éviter de réduire les émissions de CO2, Bill Gates et les milliardaires rêvent de géo-ingénierie

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Bill Gates, Richard Branson, BP, Exxon : tous pour la manipulation de l’atmosphère, la « géo-ingénierie ».
Envoyer du soufre dans la haute atmosphère pour réduire le rayonnement solaire qui atteint la Terre ? Transformer la chimie les océans du monde pour qu’ils absorbent plus de carbone ? Ces techniques de "géo-ingénierie" sont activement soutenues par les puissants de la planète : ils espèrent qu’elles leur permettront d’éviter la politique de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Un réseau de partisans de l’investissement dans un programme majeur de recherche s’est ainsi constitué et gagne en influence. Au cœur de ce réseau se trouve un duo de scientifiques nord-américains très impliqués dans la recherche en géo-ingénierie, composé de David Keith, physicien de l’université Harvard, et Ken Caldeira, spécialiste des sciences de l’atmosphère à l’université Stanford.
Cela fait quelques années que David Keith et Ken Caldeira partagent leur expertise sur le changement climatique avec Bill Gates, qu’ils ont convaincu d’engager plusieurs millions de dollars pour financer la recherche en géo-ingénierie (Richard Branson, le patron de Virgin, fait également partie des promoteurs de la géo-ingénierie comme réponse au changement climatique).
Bill Gates est actuellement le plus important financeur de la recherche en géo-ingénierie dans le monde. Il a notamment investi dans la société Silver Lining qui travaille sur les techniques d’éclaircissement des nuages marins. Il possède également des parts dans la société Carbon Engineering Ltd, une start-up créée par David Keith pour développer une technique de capture du dioxyde de carbone dans l’air ambiant à l’échelle industrielle.
On retrouve encore Bill Gates investisseur dans la société Intellectual Ventures, fondée par d’ex-employés de Microsoft et dirigée par Nathan Myhrvold, ancien directeur de la technologie du géant de l’informatique. Intellectual Ventures a développé une technologie, appelée « StratoShield » (bouclier stratosphérique) , de tuyau suspendu à des ballons dirigeables dans le ciel qui permettrait de disperser des aérosols soufrés. Le dispositif est vendu comme un « moyen pratique et peu coûteux d’inverser le réchauffement catastrophique de l’Arctique, ou de la planète entière ».
Les compagnies pétrolières soutiennent la géo-ingénierie
Les dernières années ont été marquées par une effervescence sur le front des brevets portant sur des méthodes d’ingénierie du climat. Certains de ces brevets ont une portée si large que s’ils étaient exécutoires, ils placeraient par exemple la possibilité d’ensemencer les océans entre les mains d’une seule et même personne. Nous allons vers une situation où les efforts de la communauté internationale pour protéger l’humanité de la catastrophe climatique pourraient dépendre du bon vouloir d’une société à vendre sa propriété intellectuelle.
Anticipant les évolutions politiques futures, les compagnies pétrolières commencent à discrètement soutenir la recherche en géo-ingénierie. La Royal Dutch Shell finance ainsi une étude sur l’ajout de chaux dans les mers. Le directeur scientifique du géant du pétrole BP est à l’origine d’une réunion d’experts qui a abouti en 2009 à un rapport influent sur l’ingénierie du climat comme réponse aux urgences climatiques
Alors qu’elle s’est employée pendant de nombreuses années à discréditer les sciences du climat, la société ExxonMobil investit également le domaine de l’ingénierie climatique. Le porte-parole d’ExxonMobil sur la géo-ingénierie est Haroon Kheshgi, qui dirige son programme intitulé Global Climate Change. En 1995, il fut le premier à proposer d’ajouter de la chaux dans les océans pour réduire l’acidification due à l’augmentation rapide des concentrations de carbone dans l’atmosphère. Via Haroon Kheshgi, Exxon a commencé à influencer divers rapports « indépendants » sur la géo-ingénierie, comme celui de la NASA en 2007.
Le développement des visées commerciales autour de la géo-ingénierie s’accompagne très clairement de l’émergence d’une base qui a intérêt à ce que la recherche avance, et au final, que les techniques soient déployées. Un tel lobby est par nature enclin à soutenir que les mesures d’adaptation au changement climatique sont « irréalistes » et « politiquement impossibles à mettre en œuvre », et que la raison dicte de faire des recherches en ingénierie du climat. Ainsi, de nombreuses voix s’élèvent déjà pour demander un financement public de la recherche et les gouvernements commencent à manifester leur intérêt. Le gouvernement chinois a ainsi récemment inscrit la géo-ingénierie parmi ses priorités de recherche en géosciences, ce qui constitue un basculement géopolitique important sur la question du changement climatique.
Si nous en arrivons au stade du déploiement, on peut prédire sans risque que toute initiative visant à interrompre le programme (par exemple à cause de dommages environnementaux inattendus ou de conflit international) sera combattue par la nouvelle industrie avec des arguments sur la dépréciation des actifs et la destruction d’emplois.
Affaiblissement des politiques de réduction des émissions
Aujourd’hui, il peut sembler absurde que des considérations de ce type puissent entrer en ligne de compte alors que c’est le sort de la planète qui est en jeu, mais l’histoire des politiques environnementales nous apprend que ce genre de décisions n’est jamais fondé uniquement sur des considérations scientifiques.
Tout ceci pointe vers ce qui est peut-être le risque majeur des recherches en géo-ingénierie, à savoir qu’elles vont saper les incitations à réduire les émissions. Dans un contexte politique et économique où la réduction des émissions n’apparaît pas comme une priorité, la géo-ingénierie se présente comme le nouveau grand espoir.
Aux Etats-Unis, des think tanks de droite comme l’American Enterprise Institute, qui ont alimenté le climatoscepticisme pendant des années, défendent maintenant la géo-ingénierie comme une alternative à la réduction des émissions.
Comment un gouvernement ne serait-il pas séduit par la solution technique qui écrase toutes les autres solutions techniques ? Imaginez simplement : plus besoin de s’attaquer aux puissantes compagnies pétrolières, plus besoin de taxer le pétrole et l’électricité, plus besoin de demander aux consommateurs de changer de mode de vie. Face au réchauffement climatique qui serait la preuve de la faillite de l’homme, la géo-ingénierie constitue la promesse du triomphe de son ingéniosité.
Alors que le changement climatique menace de déstabiliser le système, la géo-ingénierie promet de le protéger. Toutefois, la question que cela soulève est immense. Quel genre d’êtres sommes-nous devenus si nous pensons que nous pouvons nous servir de la technique pour manipuler le système climatique de la planète entière pour l’adapter à nos besoins pour les millénaires à venir ?
Clive Hamilton publie en octobre Les apprentis sorciers du climat, une enquête approfondie sur la géo-ingénierie. Il participe le 22 octobre à un débat avec la climatologue Valérie Masson Delmotte et l’essayiste Hervé Kempf.