SERIE GPII – Le Lyon-Turin, nouveau terrain de jeu de la mafia

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En Italie, l’opposition au Lyon-Turin est vivement réprimée par la justice. Qui néglige en revanche l’infiltration des entreprises mafieuses dans le chantier.
C’est le 9 décembre 2013 que Chiara Zenobi, Claudio Alberto, Niccolò Blasi e Mattia Zanotti, quatre activistes « No TAV » (non au Lyon-Turin), ont été arrêtés sous l’accusation de terrorisme. Ils sont toujours incarcérés et ont été récemment transférés dans les prisons de Rebibbia (à Rome), Ferrara et Alessandria – trois prisons qui possèdent chacune une section de haute sécurité.
Le 19 février, dans un communiqué les avocats des prisonniers se sont insurgés : « Les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires pour ces quatre personnes sont plus rigides que pour les autres détenus. Aucune ne peut parler aux autres prisonniers ». La situation de Claudio Alberto, en particulier, est jugée préoccupante : « Il est maintenu, expliquent les avocats, à l’isolement, malgré son jeune âge et bien que ce soit sa première détention ».
Les enquêtes judiciaires seraient terminées, et les quatre attendent le procès, qui doit commencer le 14 mai. La décision de les maintenir en isolement est difficile à comprendre, et contribue à augmenter la tension dans le Val de Suse, qui est déjà fortement militarisée.

Une zone militarisée
Quand l’on parcourt la vallée de Suse, entre Turin et le tunnel du Frejus, où se situe le chantier de la LGV Lyon-Turin, on ne voit pas de grues, de camions ou de bétonnières. Le chantier est bien caché. Son entrée se présente comme un grille d’acier, derrière une courbe de l’autoroute A32 qui conduit en France. Elle se niche dans le bois de Salbertrand, à 25 kilomètres au nord du village de Suse. Impossible de s’y garer. Le lieu est défendu jour et nuit par une nuée de policiers et nombre de soldats.
« Depuis plusieurs mois, 400 militaires anti-émeute surveillent les travaux dans un territoire où la ville la plus importante ne compte pas plus de 7 000 habitants », a raconté Doriana Tassotti. « Il y a des barrages de police partout. On peut être contrôlé jusqu’à quatre fois par jour. Il s’agit d’une vraie militarisation de la vallée. Mais, surtout, c’est la preuve que l’Etat ne veut pas dialoguer. Il a choisi les armes et les matraques ».
« Les policiers font aussi des perquisitions dans nos habitations. Mon restaurant a été fouillé », a raconté Nicoletta Dosio, enseignante retraitée qui lutte depuis vingt ans contre la LGV. « Dans le Val de Suse, la plupart de la population est opposée au projet de la LGV. Mais même ceux qui ne sont pas engagés dans le mouvement No TAV n’aiment pas la présence des militaires, c’est clair », poursuit Tassotti.
Les rues des villages du Val de Suse, en effet, ne sont pas seulement envahies par les policiers et les carabinieri. L’Etat italien est allé jusqu’à déployer des chars Lince, des véhicules qui ont été utilisés par l’armée au Liban et en Afghanistan.
En 2011, des manifestations ont été le théâtre d’une forte répression policière. « J’ai vu les militaires tirer des lacrymogènes à hauteur des manifestants, même s’il y avait des enfants. On a recueilli des dizaines de douilles sur lesquelles il y avait marqué le sigle CS. Il s’agit d’un gaz interdit dans les guerres internationales, mais qui est utilisé par la police. J’ai encore quelques douilles chez moi », ajoute l’activiste.
Le « CS », des initiales de Corson et Stoughton, chimistes qui ont synthétisé la molécule, aussi appelé gaz lacrymogène ou aérosol de gaz poivré, est souvent employé comme agent antiémeute. Depuis 1997, il a été interdit dans les conflits internationaux par la Convention sur les armes chimiques de Paris.
Pour l’Etat, la présence massive de la police - qui selon le mouvement No TAV coûte aux caisses publiques jusqu’à 90 000 euros par jour - est justifiée par la nécessité de défendre les infrastructures du chantier. Et notamment la « taupe » : un gigantesque excavateur mécanique, d’un diamètre de six mètres et demi, qui a été amené au début du mois d’août en Val de Suse (coût : dix millions d’euros). « Pendant ce temps, l’hôpital de la vallée est sur le point d’être fermé, faute de financement », dénonce Dosio.

L’écrivain Erri de Luca sous l’œil de la justice !
Les « No TAV » n’accusent pas seulement la police, mais aussi la justice italienne. Selon l’hebdomadaire l’Espresso, les juges craignent la possibilité que des personnes qui ne font pas partie du mouvement veuillent s’infiltrer pour utiliser la lutte contre la ligne ferroviaire « comme un objectif politique pour appliquer les méthodes apprises dans d’autres contextes ».
Sur ce motif, Giancarlo Caselli, ancien procureur de la République à Palerme et depuis 2008 procureur à Turin (la ville chef-lieu du département où se trouve le Val de Suse), a fait arrêter des dizaines de suspects dans les derniers mois. « Je connais très bien les personnes arrêtées », réplique Tassotti.
« Il ne s’agit pas de terroristes ou d’insurrectionnalistes. Ce sont des amis de mes fils. C’est pour cela que j’ai adressé une lettre à Monsieur Caselli, qui est un juge très connu et très respecté en Italie, pour demander des explications. Et pour souligner qu’il ferait mieux de se concentrer sur le risque d’infiltrations de la mafia dans le business de la LGV. Mais il m’a répondu par une lettre au ton sarcastique... ».

- Erri de Luca -
L’affrontement entre manifestants, police et juges a déclenché une polémique en Italie. Le célèbre écrivain italien Erri De Luca s’est déclaré dans une interview à l’Huffington Post « convaincu que le Lyon Turin est un projet inutile. Je continue de penser qu’il est juste de le saboter ». Il a de surcroit expliqué au quotidien La Repubblica
que « les paroles ne suffisent pas, un intellectuel doit être cohérent et mettre ses idées en pratique ». A la suite de ces propos, une enquête préliminaire a été ouverte contre De Luca pour incitation au sabotage.
Un autre personnage connu de la culture italienne, le philosophe Gianni Vattimo, soutient l’écrivain. Dans une interview au quotidien Il Fatto Quotidiano, il a déclaré que « défendre l’environnement et l’air qu’on respire est un droit qui justifie la lutte ».
Le risque d’infiltration de la mafia
L’une des raisons des opposants au Lyon-Turin est le risque d’infiltration de la mafia. Un point de vue partagé aussi par Sonia Alfano, députée européenne et présidente de la Commission spéciale sur la Criminalité organisée, corruption et blanchiment de capitaux.
Ella a souligné des problèmes posés par la ratification des accords entre l’Italie et la France pour la construction de la ligne à grande vitesse. Ce qui inquiète le plus la députée italienne est un passage de l’accord pour la réalisation et l’exploitation de la nouvelle ligne ferroviaire qui a été approuvé par l’Assemblée nationale le 14 novembre dernier.
Le document crée un « promoteur public » qui sera chargé de la conduite stratégique et opérationnelle de la partie transfrontalière franco-italienne du projet, c’est-à-dire le grand ouvrage entre Saint-Jean-de-Maurienne et Suse. Ce promoteur, indique le document, sera « responsable de la conclusion et du suivi de l’exécution des contrats que nécessitent la conception, la réalisation et l’exploitation de la section transfrontalière ».
Mais l’article 10 de l’accord explique que la passation et l’exécution des contrats par le promoteur public seront régies par le droit public français. Les contrats sans lien direct avec la conception, la réalisation ou l’exploitation des ouvrages et qui seront entièrement réalisés sur le territoire italien seront quant à eux soumis au droit italien.
Donc, toute la partie transfrontalière sera réglée par le droit public français. Une faille par laquelle la mafia pourrait s’infiltrer dans le chantier, en Italie comme en France. « Cette décision, a expliqué Sonia Alfano sur son site internet, est le symptôme d’une grave irresponsabilité politique et d’un acharnement contre les habitants du Val de Suse. Il y a un risque réel posé par le fait que les normes qui disciplineront les appels d’offre seront françaises ». En effet, la France ne dispose pas, observe Sonia Alfano « d’un système législatif conçu pour éviter les infiltrations de la mafia ».

- Sonia Alfano -
Un élu italien, Marco Scibona, sénateur du Movimento 5 Stelle (qui s’oppose au projet du Lyon-Turin depuis plusieurs années), a demandé un rendez-vous au procureur Caselli : « On a lui expliqué le problème, a-t-il déclaré à Reporterre, comme l’on a fait aussi avec Pietro Grasso ». M. Grasso est un ancien magistrat engagé dans la lutte contre la mafia et actuel président du Sénat italien.
« Malheureusement on n’a reçu que des assurances très vagues. On a discuté également avec le ministre des Transports, Maurizio Lupi qui, lui, a reconnu le problème. Il estime que la réponse pourrait se trouver dans un amendement à la loi de ratification de l’accord. Mais cela ne changerait rien, car c’est l’accord lui-même qu’il faudrait changer ».
Les criminels sont-ils vraiment un danger pour le Lyon-Turin ?
Selon Roberto Saviano, écrivain anti-mafia qui vit depuis des années protégé par la police, le danger d’infiltrations de la mafia dans le chantier est réel, et les autorités devraient en tenir compte : « Dans les trente dernières années, les chantiers des LGV italiennes ont été un véritable outil pour la diffusion de la corruption et de la criminalité organisée, a-t-il expliqué dans un article paru sur le journal italien La Repubblica le 6 mars 2012. Les mafias se présentent en entreprises et remportent les appels d’offre, parce qu’elles peuvent proposer les meilleurs prix ».
Leur méthode pour atteindre des coûts plus réduits que ceux des concurrents réguliers ? Les entreprises mafieuses ne respectent pas les règles, par exemple celles relatives au traitement des déchets dangereux. Mais elles savent aussi se montrer respectables : « Elles ont des sièges sociaux dans le nord de l’Italie, explique Saviano, avec des curriculum vitae impeccables ».
Selon l’auteur de Gomorra, « les financements destinés au Lyon-Turin risquent de devenir une ressource énorme pour les criminels, leur permettant d’augmenter leur pouvoir économique et, par conséquent, politique ». C’est pour cela que « toutes les familles mafieuses sont déjà prêtes et organisées pour le Lyon-Turin ».
Les mains de la mafia déjà sur le chantier ?
« Il suffit de lire le rapport de la Direzione nazionale Antimafia de 2011, poursuivait le journaliste, pour découvrir que le Piémont a été considéré comme la troisième région italienne en termes d’infiltrations de la ‘ndrangheta [la puissante mafia de la Calabre, ndlr], après la Calabre et la Lombardie ». Une des mairies les plus importantes du Val de Suse, Bardonecchia, a été dissoute en 1995 à cause des infiltrations de la mafia : c’était le premier cas de ce type dans le nord de l’Italie.
D’ailleurs, les entreprises criminelles qui naissent et vivent au nord sont particulièrement actives sur les grands ouvrages d’infrastructures. Saviano donne des exemples : « La police italienne a démontré que la société Edilcostruzioni de Milan, qui travaillait sur le chantier de la LGV Turin-Milan était liée à Santo Maviglia, boss du narcotrafic de la Calabre ».
Les forces de l’ordre italiennes découvrirent des montagnes de déchets enterrées illicitement sous les zones intéressées par la ligne à grande vitesse : « Des centaines de tonnes de matériaux non traités, béton armé, plastiques, briques, asphalte, enfouies dans le cœur du parc du Ticino en Lombardie. La ligne à grande vitesse était une source de revenus non seulement par les marchés remportés, mais aussi parce que son chantier permet de cacher n’importe quoi sous terre ».

- Défilé le 16 novembre 2013 à Naples contre la pollution des terres par la mafia. -
Un élu dénonce des coûts très exagérés
Le sénateur Marco Scibona relève de son côté plusieurs faits suspects : « Quand le projet Lyon-Turin a démarré, les autorités italiennes ont attribué le ‘CUP‘, c’est-à-dire le Code Unique du Projet. Il s’agit d’une référence nécessaire pour contrôler les transactions financières effectuées pour la réalisation des travaux. Mais, pour les travaux géologiques, le CUP n’était pas correct, parce qu’il s’agissait en fait du CUP de la LGV Verona-Milan. Ce n’est qu’après deux ans qu’on est parvenu à le faire corriger. Mais durant ces deux ans, on n’a plus eu la possibilité de vérifier les coûts liés au Lyon-Turin, car ils étaient mélangés avec ceux du Verona-Milan ».
Quelques chiffres ont été quand même connus, et ils ont suscité la perplexité : « Les seuls documents qu’on a obtenus, raconte Scibona, sont des factures qui présentent des chiffres disproportionnés : 7.000 euros pour un portail (on a vérifié et les plus chers sur le marché coûtent 3.500 euros). Ou 90.000 euros pour la mise à disposition de l’eau pour le personnel, 160.000 euros pour le nettoyage des conteneurs pendant un an et demi. Et 1,5 millions pour le béton pour les clôture métalliques ». Des sommes très exagérées, selon le sénateur.
Mais du côté français, les autorités font mine d’ignorer le problème. Il est vrai qu’elles ont fermé les yeux sur plusieurs conflits d’intérêts : au sein même de la commission d’enquête, les éléments de suspicion sont connus depuis 2012 et viennent d’être enrichis par des informations parues le 16 janvier sur Mediapart.
Ces éléments suspects constituent le motif d’un recours de « 210 pages et près de 1.200 requérants individuels », qui doit être déposé ces jours-ci devant le Conseil d’Etat par les opposants. Il porte sur « une présomption de conflits d’intérêts, de défaut d’impartialité et de dépendance de quatre commissaires-enquêteurs » ayant réalisé l’enquête publique préalable au projet.