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Culture

Sur les traces de John Muir, « vagabond » et pionnier de l’écologie

Peu connu en France, le voyageur John Muir est une légende de l’autre côté de l’Atlantique, où il est vu comme un père fondateur de l’écologie. L’écrivain et prix Goncourt Alexis Jenni lui redonne vie dans une biographie littéraire où il attise notre émerveillement face à la nature mais évacue le racisme décomplexé de ce pionnier.

Une barbe longue lui court le visage. L’homme élancé marche à travers les sentes de bêtes et trace sa route dans la sierra au milieu des séquoias géants. Une couverture sur le dos en guise de coucher. Un quignon de pain pour le souper. Nous sommes au milieu du XIXᵉ siècle, perdus dans les grands espaces, la wilderness étasunienne avec ses rivières poissonneuses et ses vallées couvertes de fleurs. L’écrivain Alexis Jenni nous plonge dans les pas de John Muir, ce voyageur solitaire qui a arpenté pendant plus de cinquante ans « la grande sauvagerie », en quête de beauté et de nature à l’état brut.

Tantôt poète au lyrisme exalté, tantôt botaniste, tantôt géologue, John Muir est un personnage atypique. « Il aurait pu devenir millionnaire, il a choisi d’être vagabond. » Sa vie se raconte comme un roman. Né en Écosse, débarqué à dix ans sur la côte américaine puis installé dans la région des Grands Lacs, il travaille sans relâche dans la ferme familiale, à l’ombre d’un père autoritaire et calviniste. Parfois, comme une respiration, il lève la tête pour contempler la nature environnante. Ingénieux, il invente et construit des machines avant de tout plaquer à 29 ans pour vivre en autonomie dans le grand ouest, sans aucune possession matérielle si ce n’est un carnet qu’il noircit de notes et qui commence ainsi :

« Je me mis en route le premier jour de septembre 1867, joyeux et libre pour une marche de mille miles vers le golfe du Mexique. Il s’agissait tout simplement de pousser vers le sud, par la voie la plus sauvage, la plus feuillue, la moins piétinée que je pourrais trouver, me permettant la plus grande extension de forêts vierges. »

John Muir au bord d’un lac, en 1902.

John Muir court les bois, les sens en éveil et l’esprit mystique. Il se hisse sur les arbres à l’approche de l’orage pour mieux sentir la secousse, la pluie sur sa peau et les éclairs qui déchirent le ciel. Il se tient debout au bord des cascades qui plongent à pic, les pieds nus sur les rochers glissants, jamais rassasié.

« Je suis captivé, je suis lié
L’amour de la nature et sans tache
efface tout autre objet de considérations »

La nature l’enveloppe. Il fait corps avec elle.

« Les forêts, les lacs, les prairies
Les allègres ruisseaux qui chantent
j’aimerais passer toute ma vie auprès d’eux »

« C’est l’homme le plus libre que j’ai jamais rencontré »

Au cours de son voyage, John Muir se prend d’amour pour le Yosemite (situé dans l’actuelle Californie). Il y construit une cabane sur pilotis. Au milieu de son salon coule une rivière. Dehors, l’ours rode. L’automne, des nuées de pigeons migrateurs couvrent le ciel. Ils sont plus de deux milliards à traverser l’Amérique du Nord « comme des vagues géantes giclant d’une écume noire ». Exterminés par les hommes, ils disparaîtront brutalement. Le dernier spécimen mourra dans un zoo en 1914 à quelques mois d’intervalle de John Muir. C’est la fin d’une époque.

En marchant dans les bois, John Muir prend conscience des ravages de la civilisation et de la folie du capitalisme, même s’il ne le nomme pas ainsi. Les scieries poussent plus vite que les arbres. Le pastoralisme érode les sols. Les chemins de fer et les mines balafrent le paysage. Sans oublier les villes qui pullulent et où le voyageur se sent un parfait étranger.

La notion d’écologie n’existe pas encore mais John Muir réalise que le monde qu’il voit est voué à disparaître. « Toute destruction est alors un blasphème et annonce la destruction de l’homme », écrit Alexis Jenni. Devenu rapidement célèbre grâce à ses écrits, le voyageur luttera toute sa vie pour la création des parcs naturels. Il fondera en 1892 le Sierra Club, la première association environnementale aux États-Unis, qui existe encore. En 1903, il rencontrera le président Théodore Roosevelt, qui dira de lui : « C’est l’homme le plus libre que j’ai jamais rencontré. »

« Les parcs naturels sont une réserve de beauté »

Pour écrire son livre, Alexis Jenni n’est pas parti de l’autre côté de l’Atlantique. Il n’a pas suivi la John Muir Trail, devenue une attraction touristique où s’agglutinent les randonneurs. À quoi bon ? Les paysages traversés par le pionnier n’ont rien à voir avec ce qui défile maintenant sous nos yeux — un espace quadrillé, aménagé, urbanisé, où la saveur des espaces vierges s’est comme évaporée.

Pour retrouver la sève de l’époque, Alexis Jenni s’est plongé dans les textes, les carnets et les notes écrits par Muir le long de ses pérégrinations. Il en ressort un grand récit empathique et vibrant qui n’élude pas les débats qui ont traversé la fin du XIXᵉ siècle. Pourquoi créer un parc national ? Doit-il être une aire de préservation totale, exempte de toute activité humaine ou doit-il être raisonné et se faire dans le cadre des lois du marché ?

John Muir (droite) en compagnie du président étatsunien Theodore Roosevelt au parc national de Yosemite en 1906.

Pour Pinchot, un camarade de Muir, « la gestion scientifique et contrôlée des ressources naturelles se doit d’être rentable, justifiant ainsi la protection du gouvernement », précise Alexis Jenni. John Muir se brouille avec lui et pique une terrible colère, « outré comme pour une faute de goût ». Il refuse en bloc les troupeaux et toutes « ces misérables activités humaines qui détruisent la Création ». Il ne s’agit de rien moins que de « protéger la beauté », quitte à envoyer l’armée et ses tuniques bleues chasser les bergers, les braconniers mais aussi les membres des Premières Nations alors qu’ils vivent là depuis des milliers d’années.

« Il est temps d’abattre certains de nos propres monuments »

« John Muir était un homme de son époque », écrit pudiquement le prix Goncourt. On peut regretter qu’Alexis Jenni ne creuse pas cette part d’ombre à l’heure où les États-Unis s’enflamment après le meurtre de George Floyd. Car John Muir était ouvertement raciste.

Récemment, le Sierra Club a d’ailleurs pris ses distances avec son père fondateur. « Il est temps d’abattre certains de nos propres monuments », a déclaré cet été Michael Brune, le nouveau président de l’association, alors que le mouvement Black Lives Matter battait son plein. Non seulement John Muir qualifiait dans ses propos les Amérindiens de « sales » et les Noirs de « paresseux », mais il était également très proche d’autres membres du club, tels que Joseph LeConte et David Starr Jordan, qui appelaient à la stérilisation des Noirs et à la promotion de la race par l’eugénisme, comme le rapporte The Guardian.

« Les paroles et les actions de Muir ont un poids particulièrement lourd. Ils continuent à blesser et à aliéner les indigènes et les personnes de couleur qui entrent en contact avec le Sierra Club », expliquait Michael Brune. « La blancheur et le privilège blanc de nos premiers membres ont alimenté une idée très dangereuse qui circule encore aujourd’hui. À savoir que l’exploration, la découverte et la protection de la nature peuvent être séparées des préoccupations humaines. » Au XIXᵉ siècle, l’écologie sociale et décoloniale avait encore du chemin.


  • J’aurais pu devenir millionnaire, j’ai choisi d’être vagabond. Une vie de John Muir, d’Alexis Jenni, éditions Paulsen, janvier 2020, 220 p., 21 €.

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