Ukraine : « la rage » d’un activiste climat en exil

Ilyess El-Kortbi à Strasbourg le 7 juillet 2022. - © Adrien Labit / Reporterre
Ilyess El-Kortbi à Strasbourg le 7 juillet 2022. - © Adrien Labit / Reporterre
Durée de lecture : 8 minutes
Ukraine Luttes Énergie ClimatL’activiste climat, Ilyess El-Kortbi, 25 ans, a dû fuir son pays en mars. Il dénonce une « guerre fossile », financée par la dépendance de l’Europe au pétrole, charbon et gaz russes.
Pas besoin de préciser la date à laquelle sa vie a été mise en pièces. En l’évoquant, Ilyess El-Kortbi se contente d’un sobre « le 24 ». Entendre : le 24 février 2022, début de l’invasion de l’armée russe en Ukraine. L’activiste climat de 25 ans, originaire de Kharkiv, était dans un train de nuit en direction de Kiev, où iel [1] devait participer à une conférence sur la paix. « Je me suis réveillé·e, et dans ma cabine, tout le monde était silencieux. Comme s’ils avaient une ombre sur leurs visages. Je leur ai demandé ce qu’il se passait. Ils m’ont dit que des troupes russes étaient à la frontière. » En quelques secondes, raconte l’activiste, « le monde s’est renversé. J’étais un peu choqué·e, je me suis dit qu’il ne fallait pas paniquer. Mais ce que je sentais, c’était la rage. Car ça n’aurait pas dû arriver ».
Si le chaos climatique avait été pris au sérieux, si l’Europe avait mis fin à son addiction aux produits fossiles à temps, Vladimir Poutine n’aurait pas pu financer cette « guerre fossile », pense Ilyess El-Kortbi. L’activiste n’aurait pas eu à quitter sa ville, sa famille, son quotidien. La place où se trouvait son appartement n’aurait pas été détruite. Ses trois amis décédés à Kharkiv répondraient à ses appels. L’Ukraine ne compterait pas des milliers de morts civils, et près de 7 millions de réfugiés.

Rien qu’en 2019, l’exportation de produits fossiles a rapporté plus de 230 milliards de dollars à l’État russe. Il s’agit de la première source de revenus du régime. Entre fin février et mars 2022, l’Europe lui a acheté pour près de 17 milliards d’euros de gaz et de pétrole. Avec ses camarades de Fridays for Future, Ilyess El-Kortbi réclame depuis plusieurs mois un embargo. « Ce n’est pas du gaz qui coule dans les gazoducs », insiste l’activiste, ses yeux marron plantés dans les nôtres. C’est le sang des Ukrainiens. »
« Je n’ai pas d’espoir pour les politiciens, j’ai de l’espoir quand il y a des manifestations »
Le jour de notre rencontre, dans un café douillet du centre de Strasbourg, Ilyess El-Kortbi sort tout juste de plusieurs jours d’actions contre l’inclusion du nucléaire et du gaz dans la taxonomie européenne. Pour l’occasion, l’activiste avait fait le déplacement depuis Berlin, où iel est réfugié·e. Malgré les supplications des militants écologistes, le Parlement a voté pour ajouter le nucléaire et le gaz à la liste des énergies promues par l’Union européenne, car jugées nécessaires pour lutter contre le changement climatique. « Je m’y attendais, confie Ilyess, désillusionné·e. Je n’ai pas d’espoir pour les politiciens. J’ai de l’espoir quand il y a des manifestations, des gens de la société civile qui parlent de tout ça. »

Assis dans un canapé pastel, Ilyess El-Kortbi déroule lentement son histoire. Son air grave durcit la rondeur de son visage. L’activiste marque parfois une pause, puis inspire profondément, comme on s’accroche à une bouée. Né·e d’un père maghrébin et d’une mère ukrainienne, iel a « commencé à s’en faire » pour le climat vers l’âge de 10 ans. Ilyess habitait alors en Afrique du Nord, où on lui a appris le français. « Il y avait une rivière près de chez moi qui devenait de plus en plus fine chaque année. C’est là que j’ai compris. »
Ilyess est retourné·e vivre à Kharkiv à l’adolescence. Début 2019, inspiré·e par les grèves étudiantes lancées par Greta Thunberg, Ilyess a décidé de créer avec des amis un groupe local du mouvement Fridays for Future. Sa voix se brise tout à coup. « C’est un peu difficile de parler de ça maintenant. À l’époque, tout était vraiment cool pour nous. On commençait quelque chose de nouveau. On demandait la justice climatique aux mairies, aux administrations régionales, au Parlement, aux cabinets des ministres… » L’activiste s’était notamment rendu à Glasgow, en novembre 2021, afin de représenter la jeunesse ukrainienne à la COP26.

La pandémie, puis la guerre, ont laissé exsangue le mouvement naissant. « Beaucoup de gens ont dû fuir. Certains sont encore avec nous dans les listes de discussions sur Télégram, mais ils ne sont plus vivants. » Trois activistes restés sur place parviennent parfois à se rassembler. « Ils font des photos dans les rues dans lesquelles on sortait avant, et qui sont aujourd’hui détruites. Juste pour montrer ce qui se passe, l’absurdité de la situation. » Ce sentiment « d’absurdité », Ilyess El-Kortbi y revient souvent : « On se battait contre une crise climatique que l’on n’avait pas causée, et maintenant, on se retrouve dans une guerre en grande partie causée par la même chose : la dépendance de l’Europe au gaz russe. »
Kalachnikovs dans les rues et fusées dans le ciel
Au tout début du conflit, Ilyess voulait rester. Malgré les distributions de kalachnikovs dans les rues, les bombardements, les sirènes — « encore aujourd’hui, je les entends ». Et, surtout, la peur de mourir. Peu après son arrivée à Kiev, en ouvrant les rideaux de sa chambre d’hôtel, Ilyess a aperçu une fusée dans le ciel. « Je me suis dit, OK, je dois courir au sous-sol. J’ai compris que si je ne faisais rien, je risquais de mourir. » L’activiste esquisse un sourire, tente de conjurer l’horreur de ce souvenir. « Je venais de sortir de la douche. Je me suis dit, qu’est-ce qui pourrait être pire que de mourir aux toilettes ? Ça va être une honte si on me trouve comme ça. J’essayais de me faire des blagues à moi-même. »

Ses proches l’ont convaincu de partir. L’activiste, autiste, est affecté depuis l’enfance par un trouble neurologique. « Mes réactions sont plus lentes, je ne peux pas être dans une guerre. » Un peu moins d’un an avant le début de la guerre, en juin 2021, Ilyess avait été agressé en marge d’une manifestation LGBT, et avait dû passer trois mois à l’hôpital. « Mes amis m’ont dit que j’étais dingue de vouloir rester, que le mouvement avait besoin de moi vivant. Ma mère m’a dit qu’elle ne voulait pas que les Russes me torturent. » L’activiste ne voulait pas non plus avoir à « tuer des gens ». « Tout le monde sait que les soldats russes sont forcés à faire ça. » Le 3 mars, Ilyess est parvenu à passer la frontière. Ses amies Lili Aschenbrenner et Luisa Neubauer, des antennes hongroise et allemande de Fridays for Future, l’ont accueilli chez elles. Ilyess a depuis emménagé à Berlin, avec le soutien financier de Greenpeace.
Depuis, l’activiste enchaîne les manifestations, les conférences et les réunions stratégiques, sans jamais se reposer. « Je sens une immense responsabilité. Quand je ne fais rien, je panique. » La nuit, Ilyess envoie des courriels, prépare des communiqués, organise de futures actions. « Il n’y a pas d’autres options. C’est comme un devoir. » L’épuisement se lit dans son regard trop las pour son âge. « Mes amis veulent que je prenne des congés. Mais je ne peux tout simplement pas. Est-ce que les gens en Ukraine ont leurs congés ? »
« Les produits fossiles détraquent le climat et financent des dictateurs. Ils ne peuvent que provoquer d’autres guerres »
Au forum de Davos, au sommet du G7, aux pourparlers sur le climat de Bonn et à la conférence internationale Stockholm+50, Ilyess El-Kortbi a pris la parole, dans la rue et dans les bâtiments officiels, pour tenter de convaincre les dirigeants de se tourner enfin vers la sobriété et les renouvelables. « Les produits fossiles détraquent le climat et financent des dictateurs. Ils ne peuvent que provoquer d’autres guerres. » L’activiste emporte toujours un drapeau vert, signé par ses amis de Kharkiv et d’ailleurs. Le bout de tissu se trouve dans son sac, froissé par les années et les actions à répétition. « Je sens qu’il me donne de la force. Il me donne l’envie de continuer, de ne pas tomber en dépression. »

Depuis « le 24 », Ilyess ne peut plus lire, ni regarder de films. « Je n’arrive plus à me concentrer. » Son passé remonte parfois d’un coup, comme une vague. Ses études d’urbanisme, ses cours de menuet, pratiqué dans une petite salle de l’opéra de Kharkiv. Ilyess mime en souriant une pause de danse classique, le bras levé au-dessus de la tête. Et puis sa voix se serre. Ilyess écrase pudiquement la larme qui dévale sa pommette. « De nuits en nuits, j’ai des rêves où je vois Kharkiv comme elle aurait pu exister s’il n’y avait pas eu de guerre. Je vois mes amis de là-bas, je leur parle. Dans mes cauchemars, je les vois morts. »
Un silence douloureux s’installe. Ilyess El-Kortbi croque dans un cookie, fait défiler ses photos sur son portable. 2019, 2018, 2017, la vie d’avant les insomnies et les réveils amers. À l’époque, Ilyess aimait faire des photos des monuments abandonnés de Kharkiv, des usines et des pylônes électriques peu à peu recouverts par le lierre et les herbes folles. « Il y a longtemps, à l’Antiquité, il y avait des arènes où l’on faisait couler beaucoup de sang pour le fun. Aujourd’hui, ce sont des ruines. Je me demande quand on aura des ruines de l’infrastructure nucléaire et fossile. »