Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

EnquêteAgriculture

Agriculteurs au RSA : quand le travail ne suffit plus pour vivre

De nombreux agriculteurs vivent avec de faibles revenus, mais peu demandent le RSA auquel ils ont droit. Ils sont découragés par les démarches administratives et le cliché de l’« assistanat ».

• Une enquête diffusée en partenariat avec l’émission La Terre au carré, de Mathieu Vidard, sur France Inter.



Un peu plus de 500 euros par mois. C’est le montant du Revenu de solidarité active (RSA) que perçoivent chaque mois Valentine Cuillier et son mari Antonio pour les aider à boucler leur budget. Le couple s’est installé en 2019 à Brassy (Nièvre), sur un hectare de maraîchage.

Leurs revenus agricoles proviennent de la vente directe de leurs légumes, sur les marchés locaux, à la restauration collective et aux restaurants alentours. Ils ont aussi ouvert un petit gîte rural, mais qui ne leur procure pour l’instant que des revenus « négligeables ».

« Notre revenu annuel s’élève à 25 000 euros environ. Heureusement, on n’a pas eu à faire d’emprunt pour financer l’achat de la ferme. Mais on a deux enfants de cinq et neuf ans. Les deux premières années, entre le lancement de l’activité et les investissements de départ à faire, le RSA était notre seul revenu », raconte Valentine.

En 2018, les éleveurs bovins représentaient 20 % des bénéficiaires. Pixabay/CC/franzl34

Selon les chiffres transmis à Reporterre par la Mutualité sociale agricole (MSA), fin 2021, 2,4 % des agriculteurs [1] (10 897 personnes) touchaient un RSA socle, et 9 % (41 205 personnes) la prime d’activité (qui a remplacé le RSA activité le 1ᵉʳ janvier 2016).

Autrement dit, plus d’un agriculteur sur dix percevait une allocation de solidarité cette année-là. Une part élevée, qui pourrait l’être encore plus : le taux de non-recours est estimé de 50 à 60 % dans cette catégorie professionnelle. Ces chiffres illustrent les difficultés des agriculteurs à vivre de leur travail. Et démontrent plus globalement la crise profonde traversée par la profession agricole.

41 % d’hommes isolés sans enfant

Ces chiffres recouvrent des réalités diverses. Pour l’année 2022, la MSA dispose de données précises sur le département, la classe d’âge, le sexe, et le montant moyen perçu, qui montrent que toutes les catégories d’agriculteurs sont touchées. Seule caractéristique qui se démarque, une structure familiale particulière — parmi les bénéficiaires, 41 % étaient des hommes isolés sans enfants.

Pour ce qui est de l’activité agricole, les données les plus récentes remontent à 2018 : les éleveurs bovins, lait et viande, représentaient alors 20 % des bénéficiaires, suivis des agriculteurs en polyculture-élevage (11 %), en grandes cultures et en maraîchage (10 % respectivement).

« Un jour, elle en a marre, part, et l’agriculteur s’effondre »

François-Xavier Merrien, sociologue et auteur d’une étude consacrée à la pauvreté chez les agriculteurs du Gers publiée en décembre 2021, préfère raisonner en termes de parcours. De ses travaux ont émergé trois « catégories » de bénéficiaires, aux histoires très différentes et parfois dramatiques.

« Les premiers sont âgés de plus de 50 ans, à la tête d’exploitations anciennes et peu modernisées. Ils ont du mal à s’en sortir depuis la réforme de la PAC et la fin des prix garantis en 1992. Lourdement endettés auprès de la MSA et de la coopérative, ils dépriment. C’est dans cette catégorie qu’on trouve le plus de tentatives de suicide », décrit le chercheur.

Parfois, une séparation vient accélérer la dégringolade. « Dans le Sud-Ouest, en milieu rural, les divorces surviennent tard, à la cinquantaine, explique-t-il. L’épouse travaille à l’extérieur et fait vivre le foyer. Un jour, elle en a marre, part, et l’agriculteur s’effondre. »

La crise de la bio a poussé maraîchers et cultivateurs vers le RSA. © David Richard / Reporterre

D’autres, aux exploitations plus modernes, basculent dans le RSA à la suite d’accidents de parcours : catastrophe météorologique, fluctuation des prix d’achat des aliments et/ou des prix de vente, grippe aviaire, pandémie de Covid-19 bloquant les frontières et empêchant l’export des veaux vers l’Italie pour l’engraissement…

Enfin, à l’instar de Valentine et Antonio, nombre de néoruraux recourent au RSA le temps de lancer leur ferme. Voire l’intègrent durablement à leur budget, faute d’arriver à trouver un modèle économique. « Parmi eux, on trouve beaucoup de maraîchers, d’apiculteurs et de petits éleveurs de volailles bio, décrit M. Merrien. Ils disposent de très peu de capital de départ, exploitent de très petites surfaces, se sont lancés par passion. Ce sont des gens très enthousiastes, très bosseurs. »

Le sociologue se souvient avec émotion d’un jeune couple d’éleveurs de chèvres : « Ils avaient payé trop cher leur exploitation, devaient traire à la main, les marchés étaient soit trop éloignés, soit déjà occupés. Dans leur salon d’une pauvreté extrême, tout était vieux et déglingué, il pleuvait à travers le plafond. »

Les dégâts de « l’image d’assistanat »

Souvent, c’est le comptable, l’assistante sociale de la MSA ou du conseil départemental ou un travailleur social de la chambre d’agriculture qui impulse la démarche. Pascal Turquier, salarié de la chambre d’agriculture des Ardennes au service d’accompagnement des agriculteurs fragilisés, apporte son soutien à environ un quart de la centaine d’agriculteurs bénéficiaires du RSA dans le département.

« Je redouble de vigilance quand je commence à devoir négocier avec les créanciers, et je finis par faire appel à l’assistante sociale pour qu’au moins la famille puisse payer la cantine aux enfants, raconte-t-il. Souvent, un agriculteur, par principe, ne demandera pas le RSA de lui-même, à cause de l’image d’assistanat que ça renvoie. »

« On a déjà une charge administrative monstrueuse quand on est agriculteur… »

Il faut dire que percevoir le RSA apporte son lot de démarches contraignantes. Tous les trois mois, le bénéficiaire doit indiquer les revenus d’activité perçus au trimestre précédent. C’est ce qui a conduit Christian Reynaud, 55 ans, éleveur d’ovins dans les Hautes-Alpes, à renoncer à sa prime d’activité.

« Mes revenus agricoles sont calculés une fois par an, il fallait donc que je les divise par douze, que je multiplie le résultat par trois et que je refasse le calcul tous les trimestres. Tout ça pour toucher 50 euros. Ça m’a très vite gonflé. »

Bien qu’elle se décrive à l’aise avec les tâches administratives, Valentine confirme : « On a déjà une charge administrative monstrueuse quand on est agriculteur… Il faut rejustifier ses revenus tous les trois mois, même quand on est dans le rush, sous peine de se faire squeezer. Le site de la MSA est compliqué, pas intuitif. En cas de difficulté, il est très difficile d’avoir quelqu’un au téléphone pour se faire aider. »

Entrer dans les rouages administratifs des aides, c’est aussi devoir accepter des avis non-sollicités sur la gestion de son exploitation. CC BY 3.0 / L214 / Wikimedia Commons

Les agriculteurs doivent parfois aussi accepter un avis technique sur la manière dont ils gèrent leur ferme. C’est ce qu’a expérimenté Hélène [2], 43 ans, mère de deux enfants de 12 et 14 ans, installée depuis 2009 en Occitanie sur un hectare de maraîchage bio.

Après la séparation en 2012 avec le père de ses enfants, qui travaillait à l’extérieur et assurait l’équilibre financier de la famille, elle a demandé le RSA. Plusieurs fois, une conseillère de la chambre d’agriculture l’a appelée ou est venue lui rendre visite, sur demande de l’assistante sociale du conseil départemental qui suit son dossier.

« Il faut vous adapter à la société »

« La première fois, sa recommandation était simplement de ne plus avoir mal au dos — j’ai souffert pendant quinze ans à cause d’une hernie discale. Ça ne m’a pas du tout aidée », raconte la maraîchère. Mais la visite la plus « humiliante » s’est déroulée en septembre 2022, deux mois après une sécheresse dévastatrice : « L’assistante sociale m’a dit : “J’adhère aux valeurs que vous défendez, mais il faut vous adapter à la société. Le bio ne marche plus. Il faudrait penser à vous reconvertir vers l’emploi.” Moi qui pensais qu’elle allait me féliciter d’avoir passé l’été… j’ai dû m’asseoir. »

Le rendez-vous technique qui a suivi ce rendez-vous, en janvier 2023, s’est conclu sur un « engagement réciproque » de rétrogradation au statut de cotisant solidaire à la MSA et de recherche d’un emploi salarié.

Le RSA vu comme un dernier recours

Même quand tout se passe bien, le recours à une aide financière extérieure peut être difficile à assumer psychologiquement. « Je n’ai jamais été bénéficiaire du RSA [socle] et je ne le serai jamais. J’ai choisi mon métier, ce n’est pas pour dépendre des aides d’État », affirme ainsi Christian Reynaud.

L’éleveur, par ailleurs président de l’antenne locale du syndicat Modef, décrit la honte et la pudeur qui entourent le recours à cette aide. Notamment chez les plus âgés pour qui l’indépendance et la valeur travail restent des vertus cardinales. « Au niveau syndicat, on enclenche ça quand l’agriculteur est en bout de course financièrement, pour éviter qu’il se pende. C’est l’extrême limite. »

La majorité des agriculteurs ayant droit au RSA n’y recourent pas, un taux environ deux fois plus élevé que dans la population générale. © M.A / Reporterre

Pour toutes ces raisons, le taux de non-recours au RSA reste extrêmement élevé chez les non-salariés agricoles. Interrogée à ce sujet, la MSA dit ne pas avoir d’estimation. Mais M. Merrien, lui évalue à 50 à 60 % le taux de non-recours dans le Gers, contre 30 % dans la population générale.

Dès 2010, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) alertait sur le fait que, malgré la baisse des revenus agricoles les deux années précédentes, « le RSA pour les exploitants agricoles [n’avait] pas rencontré le succès escompté » Cette année-là, la MSA avait enregistré 9 818 bénéficiaires sur 20 120 exploitants agricoles éligibles.

Des jeunes moins complexés

Heureusement, les mentalités évoluent peu à peu, notamment chez les plus jeunes et les néoruraux. « Je suis complètement décomplexée par rapport à ça, assume ainsi Hélène. On devrait tirer des revenus suffisants de nos productions. Mais les paysans ne gagnent pas leur vie. Les gros sont perfusés par la PAC, pendant que les petits maraîchers ne touchent rien et subissent la concurrence déloyale des importations en provenance d’Espagne. Le RSA est un droit. »

Pour l’heure, le projet du président de la République de conditionner l’accès au RSA à quinze à vingt heures d’activité par semaine « pour favoriser le retour à l’emploi » reste flou, notamment en ce qui concerne les non-salariés agricoles. Il suscite toutefois scepticisme et interrogations dans les champs et les fermes.

RSA sous conditions : un non-sens

« On travaille quarante à soixante heures par semaine selon les saisons, on n’aurait pas le temps de faire ça en plus », balaie Valentine. Pour Charlotte [*], qui cultive des plantes aromatiques et médicinales en Occitanie et bénéficie du RSA, « le nombre d’heures qu’on fait sera facile à prouver. »

« Mais, ajoute-t-elle, ce sera encore plus de contrôle et, sur le plan symbolique, encore moins de reconnaissance. Cela risque d’accroître encore la défiance des agriculteurs et le taux de non-recours. »

Certains revendiquent politiquement le fait d’accepter le RSA comme une subvention bien méritée au vu des externalités positives de leur activité. © David Richard / Reporterre

À l’inverse, son compagnon Gaspard [*], installé sur 0,4 hectare de maraîchage bio, se dégage des revenus « suffisants » pour vivre, « environ 16 000 euros par an ».

Il demande néanmoins le RSA, pour des raisons ouvertement politiques : « Je suis arrivé dans l’agriculture pour des raisons militantes. Je voulais une vie en dehors du capitalisme, avec un fonctionnement alternatif. Je prends le RSA soit comme subvention — l’État ne soutient pas la bio —, soit pour en faire profiter d’autres pour qui le RSA n’est pas suffisant. Je me dis que tout l’argent de l’État qu’on peut récupérer pour des actes positifs — vendre des légumes moins chers, payer des arbres, etc. — est bon à prendre. »

Alors que les alertes sur le front de l’environnement continuent en ce mois d’octobre, nous avons un petit service à vous demander. Nous espérons que les derniers mois de 2023 comporteront de nombreuses avancées pour l’écologie. Quoi qu’il arrive, les journalistes de Reporterre seront là pour vous apporter des informations claires et indépendantes.

Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés exclusivement par les dons de nos lectrices et lecteurs : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre. Ce soutien vital signifie que des millions de personnes peuvent continuer à s’informer sur le péril environnemental, quelle que soit leur capacité à payer pour cela. Allez-vous nous soutenir cette année ?

Contrairement à beaucoup d’autres, Reporterre n’a pas de propriétaire milliardaire ni d’actionnaires : le média est à but non lucratif. De plus, nous ne diffusons aucune publicité. Ainsi, aucun intérêt financier ne peut influencer notre travail. Être libres de toute ingérence commerciale ou politique nous permet d’enquêter de façon indépendante. Personne ne modifie ce que nous publions, ou ne détourne notre attention de ce qui est le plus important.

Avec votre soutien, nous continuerons à rendre les articles de Reporterre ouverts et gratuits, pour que tout le monde puisse les lire. Ainsi, davantage de personnes peuvent prendre conscience de l’urgence environnementale qui pèse sur la population, et agir. Ensemble, nous pouvons exiger mieux des puissants, et lutter pour la démocratie.

Quel que soit le montant que vous donnez, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission d’information pour les années à venir. Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel, à partir de seulement 1€. Cela prend moins de deux minutes, et vous aurez chaque mois un impact fort en faveur d’un journalisme indépendant dédié à l’écologie. Merci.

Soutenir Reporterre

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende