Au Maroc, une mine de cobalt empoisonne les oasis

L’oasis de Zaouit Sidi Blal a été empoisonnée à l’arsenic. « Les cultures de l’oasis ont disparu. Il n’y a plus la terre d’avant », se désole Yazid, paysan. - © Benjamin Bergnes / Reporterre
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Mines et métauxPour les batteries de leurs voitures électriques, BMW et Renault mettent en avant un cobalt « responsable ». Au sud du Maroc, l’extraction de ce métal a empoisonné les oasis et menace les ressources en eau de toute une région.
Vous lisez la dernière partie de notre enquête sur les mines de cobalt au Maroc.
Agdez (Maroc), reportage
Hicham n’aurait pas été obligé de devenir mineur de cobalt si l’eau n’avait pas manqué. À Tasla, une oasis de 2 700 habitants située à 10 kilomètres de la mine de Bou-Azzer, son père lui avait légué un champ de 100 palmiers dattiers dont il aurait pu vivre. C’était sans compter le nouveau forage creusé par l’entreprise Managem pour la mine de cobalt. « Tout s’est desséché et les palmiers sont morts », explique le jeune homme de 25 ans en montrant les vergers abandonnés qui bordent l’oued du village. Comme d’autres à Tasla, son père a porté plainte auprès du représentant local de l’État et du ministère de l’Intérieur, sans succès.
La mine de Bou-Azzer, créée en 1934 pendant la colonisation française, n’a cessé de s’agrandir et produit aujourd’hui plus de 2 400 tonnes de cobalt, métal essentiellement destiné aux batteries des véhicules, et près de 7 700 tonnes d’arsenic, une substance hautement toxique utilisée dans certains pesticides et la production d’électronique. Bien que la Managem ne publie pas ses prélèvements en eau, on peut estimer que les usines de traitement du minerai de Bou-Azzer nécessitent environ 1 million de m³ d’eau par an [1] dans cette région désertique, soit l’équivalent de la consommation locale de 50 000 personnes.

Dans une autre commune, Tiketer, proche d’Agdez, plusieurs centaines d’habitants ont récemment tenté de s’opposer à la construction d’un nouveau forage de l’entreprise minière, avant d’être dispersés par la gendarmerie. À Tasla, Mustafa, chargé des réseaux d’eau potable de la ville, nous emmène inspecter le forage du village, désormais insuffisant : « La nappe est basse, basse, basse. Les besoins de la mine passent avant les nôtres. En été, il n’y a plus d’eau pendant la journée. »
Les habitants de Tasla sont d’autant plus amers que la mine de Bou-Azzer est installée sur leur commune. Sur les 2 068 km² occupés par la Managem pour la prospection et l’exploitation, 800 km² sont des terres collectives de Tasla. La Managem ne verse aucune contrepartie financière ou fiscale à la commune, ne paie pas l’eau qu’elle consomme. Paradoxalement, elle dit fournir aux communautés un « accès accéléré et facilité aux ressources vitales, notamment en eau potable » [2]. « Parce qu’elle offre parfois des panneaux solaires pour faire fonctionner les pompes à eau », nous dit-on.

Signé en 2012 par le représentant des terres collectives, le dernier contrat passé entre la Managem et la commune de Tasla prévoit que ses habitants, en contrepartie de l’activité minière, seront embauchés en priorité. « On n’a jamais rien eu ! s’indigne un homme âgé. La mine est un alligator qui mange tout. J’ai travaillé seize ans à la mine pour le sous-traitant d’un sous-traitant sans n’avoir jamais été déclaré à la Sécurité sociale et j’ai attrapé une silicose. » Sa retraite s’élève à 1 000 dirhams par mois (environ 92 euros), pas de quoi se soigner. Les jeunes embauchés récemment travaillent dans des conditions illégales et dangereuses.
Selon les habitants, le représentant de Tasla qui avait signé le contrat de location des terres avec la Managem vivrait dans un quartier huppé de Casablanca et ne communique plus avec le village.

Village toxique
Une simple clôture barbelée sépare les installations de la mine du vieux village de Bou-Azzer. D’un côté, le passage des enfants et des chats sur les chemins, entre les maisons, minuscules habitations faites de bric et de broc. De l’autre, à flanc de colline, les chevalements et les camions-bennes, le moulin de broyage et ses nuages de poussière, et, en contrebas, les usines. On y traite le minerai avec de l’acide sulfurique, des solvants et du chlorate de sodium, un puissant oxydant utilisé dans les herbicides, interdit en Europe.

Le village et la mine sont indistinctement bordés par d’immenses bassins de résidus miniers asséchés : à quelques pas des habitations, des dizaines de milliers de tonnes d’arsenic y sont stockées à l’air libre. Pour en extraire le cobalt qu’ils contiennent encore, ils sont retraités depuis 1996 par arrosage à l’acide sulfurique. Il suffit de passer quelques minutes à Bou-Azzer pour sentir des picotements sur la peau, une odeur âcre, acide, dans les narines.

« Ici on est tous allergiques (sic) à la poussière de la mine, raconte Ibrahim, 30 ans, mineur au chômage, qui vit ici avec sa famille, à 200 mètres de ces gigantesques dépôts d’arsenic. On souffre de problèmes respiratoires, de démangeaisons, nos yeux piquent. » Dans une petite épicerie dont le plafond est colmaté avec des morceaux de carton, son père, Hamad, nous accueille avec un thé à la menthe. « Quand il y a du vent, la poussière entre partout », s’excuse-t-il.

La poussière circule librement, mais pour les treize familles qui habitent ici, la barrière menant à l’administration de la mine semble infranchissable : « Demander à voir la direction, c’est comme demander une audience au roi ! » ironise le commerçant. Ils n’ont jamais eu de proposition de relogement et l’administration refuse de les recevoir. Malgré leurs problèmes de santé, ces familles n’ont pas non plus accès au dispensaire de la mine. Après la dernière grande grève à Bou-Azzer, en 2011-2012, les mineurs qui vivaient dans ces conditions insalubres ont été relogés à Tazenakht, à 35 kilomètres — mais pas les autres habitants et la vingtaine d’enfants qui vivent là.
Juste devant le bassin de déchets miniers asséché, la mosquée de Bou-Azzer est toujours en activité. Un jeune muezzin (fonctionnaire religieux) vient d’y être muté par le ministère des Affaires islamiques pour faire l’appel à la prière. Il vit au village avec son fils de 2 ans. « L’endroit est évidemment très toxique, il est dangereux pour mon enfant, mais je n’ai pas le droit de partir, déplore-t-il. L’État ne me verse que 500 dirhams par mois [46 euros], ce qui ne permet pas du tout de vivre. » Selon lui, la Managem devrait « [lui] payer le complément », comme il est d’usage lorsque, explique-t-il, les mineurs vont prier dans cette mosquée, « mais l’entreprise a refusé [s]a demande ».

Assis dans sa boutique sur une chaise en plastique rafistolée avec une chambre à air, le vieux Hamad se montre très philosophe : « Ah ! Nous, ce n’est pas le pire. Quand il pleut, les résidus de la mine se déversent dans l’oued. Allez donc à Zaouit Sidi Blal, vous verrez. »
Les oasis empoisonnées à l’arsenic
En aval des usines de la mine, l’oasis de Zaouit Sidi Blal, 1 400 habitants, est un ancien refuge fortifié fondé par les Almoravides au XIIe siècle. Depuis plusieurs décennies, l’oued Alougoum qui traverse l’oasis accueille aussi les résidus de la transformation du cobalt. Près de la mine, un premier barrage minier, destiné à retenir les déchets chargés d’arsenic, s’est rompu, probablement sous l’effet des crues, et l’actuelle digue, pleine à ras bord, ne peut pas retenir les résidus quand il pleut.
À 7 kilomètres de là, dans le village, le lit de rivière à sec est sillonné d’une poudre blanche provenant de la digue et les galets sont jonchés de gros amas de résidus agglomérés. Une fine poussière grise a remplacé depuis longtemps la terre limoneuse qui alimentait les cultures.

« Ici il y avait des abricotiers, des amandiers, du blé, des légumes, explique Yazid, agriculteur. Mais les cultures de l’oasis ont disparu. Il n’y a plus la terre d’avant. Seuls les palmiers dattiers poussent. J’ai semé ce champ d’ail il y a cinq mois, je l’ai fumé avec le lisier de mon âne, je l’arrose tous les jours, mais il n’y a rien à récolter. » Un peu plus loin, le long de l’oued, des amas de terre grise entourent le bassin communal utilisé pour l’arrosage des jardins. « Après chaque crue, explique Yazid, nous devons curer les déchets de la mine qui viennent se déposer dans le bassin. »

La situation paraît invraisemblable, tant l’extrême danger que représentent ces déchets miniers est connu. Dès 1999, une thèse de doctorat consacrée à la pollution minière de Bou-Azzer, réalisée à l’École nationale supérieure de géologie de Nancy, constatait des niveaux de contamination alarmants dans les eaux, la végétation et les sédiments de l’oued, pollués à l’arsenic sur plus de 40 km. « Le district minier de Bou-Azzer représente la source principale de contamination par l’arsenic et éléments associés des sédiments », concluait la recherche, et « la pollution des sédiments de long de l’oued Alougoum semble avoir une intensité et une extension considérable » [3].
À Zaouit Sidi Blal, les concentrations en arsenic dans les sédiments de l’oued étaient jusqu’à 40 fois supérieures à la valeur limite actuelle pour les sols, également pollués au cobalt, au plomb, au chrome et au nickel. En 2013, des niveaux de contamination comparables ont été relevés à l’occasion d’une enquête publiée par le journal marocain indépendant Al Massa, qui a dénoncé la contamination de la vallée par la mine.
Depuis ces publications, pourtant, rien ne semble avoir été entrepris pour protéger les habitants de ces dizaines de communes, dans un bassin versant dont dépendent plus de 40 000 personnes.
La Managem n’a malheureusement pas répondu à nos requêtes concernant la mine de Bou-Azzer. Contacté par Reporterre, son futur client, Renault, rappelle que « la production de cobalt de Managem Group a été certifiée selon les standards de la Responsible Minerals Initiative (RMI), ainsi que par les évaluations de NQC et Ecovadis [4] ». Renault fait aussi valoir qu’il s’agit de cobalt « bas carbone » : la future usine où sera transformé le cobalt de Bou-Azzer, que Managem va construire à Marrakech pour s’adapter à la technologie des batteries de Renault, sera alimentée « en électricité d’origine éolienne à plus de 80 % ».