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EntretienClimat

Comment les citadins ont perdu le lien avec le printemps

En ville, dans un environnement urbain, le printemps n'existe plus vraiment.

Les contours du printemps s’effacent progressivement, explique l’historien François Walter. Ils sont aujourd’hui rebattus par le changement climatique et le mode de vie urbain.

François Walter est historien, professeur honoraire à l’université de Genève. Il a écrit de nombreux ouvrages sur l’histoire de la ville, du climat et de l’environnement. Il vient de publier Désir de printemps — Histoire sensible d’une saison (éd. Payot).



Reporterre — Nous sommes entrés dans le printemps depuis le lundi 20 mars. Cette saison a-t-elle encore grand-chose à voir avec celle que connaissaient nos anciens ?

François Walter — Du point de vue astronomique, le printemps commence toujours le 20 mars pour finir le 21 juin. Mais, dans le vécu quotidien, les choses ont changé. Le printemps était autrefois la saison la plus prisée. Colette écrivait, dans les années 1940, que le printemps était la seule saison que l’on attend — parce que l’été s’impose, et que l’on redoute l’hiver. Mais, depuis un siècle, le printemps est dévalorisé.

Ce qui faisait la spécificité du printemps, c’était sa douceur, sa lumière, l’exubérance de la floraison. Le printemps était défini en contrepoint avec l’hiver, que l’on redoutait et auquel on souhaitait échapper. C’est moins le cas aujourd’hui, car on a apprivoisé l’hiver.

Avant le milieu du XXe siècle, le printemps avait une importance considérable dans le vécu des populations. La vie paysanne rythmait encore beaucoup le vécu quotidien. Il fallait accorder une attention soutenue au calendrier agricole, observer la nature pour savoir quand semer telle ou telle plante. L’intensité du travail de la terre explique l’importance des rituels festifs printaniers — comme si l’on avait besoin de souffler durant cette saison intense. Des processions avaient lieu dans toutes les communautés agricoles pour bénir les cultures et les immuniser contre les aléas naturels : l’orage, la grêle, les épidémies... On craignait particulièrement les gelées de mai, dont les conséquences pouvaient être catastrophiques.

Toute une série de fêtes était organisée : on décorait des arbres, on bénissait des rameaux… Des saints étaient célébrés pour qu’ils apportent leurs bénédictions sur le bétail. Il y avait, en plus de cela, des rituels se rapprochant de la magie. Des personnages étaient habillés de branchages afin d’incarner l’esprit de la végétation, et faire en sorte que la fécondité des végétaux soit préservée.

Ces rituels festifs n’ont plus vraiment cours aujourd’hui. L’attention aux saisons est modifiée par le mode de vie urbain, qui y est indifférent. On vit dans des environnements aux températures constantes, où chaque produit est disponible en toute saison dans les supermarchés. À part les jardiniers amateurs, personne ne se soucie plus des dernières gelées du mois de mai.


Comment cette saison a-t-elle été transformée par le réchauffement climatique ?

Durant le petit âge glaciaire, du XIVe au XIXe siècle, les printemps étaient plus frais et secs qu’aujourd’hui. Le mois de mars était clairement considéré comme un mois hivernal. Le printemps commençait en avril, et non en mars. Les printemps actuels sont 2 °C, voire 2,5 °C plus chauds que ceux autour de 1900. Ce phénomène va de pair avec l’adoucissement de l’hiver. Il n’y a plus d’hiver sévère aujourd’hui.

« L’identité du printemps est moins affirmée qu’auparavant »

Aujourd’hui, la végétation démarre en moyenne quinze jours plus tôt qu’il y a un siècle. Elle est donc plus sensible aux gelées d’avril ou de mai. À Genève, on consigne officiellement depuis 1818 l’éclosion du premier bourgeon d’un marronnier de référence, situé sur la promenade de la Treille. Au XIXe siècle, elle se faisait souvent au mois de mars, voire avril. Depuis les années 1960, elle a fréquemment lieu en février, voire en janvier. Ce démarrage précoce de la végétation a des conséquences sur tout l’écosystème : les oiseaux migrateurs reviennent plus tôt, et les ressources sur lesquelles ils comptent sont vite épuisées.

L’été arrive également plus tôt. La canicule que l’on a connue au mois de juin, l’année dernière, c’était du jamais vu. Désormais, le printemps a un caractère évanescent. Son identité est moins affirmée qu’elle ne l’était auparavant. Il devient pure transition entre l’hiver, de plus en plus doux, et l’été, de plus en plus précoce.

« L’attention aux saisons est modifiée par le mode de vie urbain, qui y est indifférent. » Pxhere/CC0/Yutaka Seki

Dans l’un de vos précédents ouvrages, « Hiver, histoire d’une saison », vous expliquiez que le changement climatique avait bouleversé nos représentations de l’hiver, qui est de moins en moins perçu comme redoutable. En est-il de même pour le printemps ?

Pour l’hiver, c’est assez évident. Pour passer l’hiver, il faut des ressources, du combustible. Le printemps n’a pas cette connotation dangereuse. Tout le monde aime le printemps. On n’en a pas peur, on l’apprécie plutôt. Les images liées au printemps, qui ont été mises en place entre le XVIe et le XVIIIe siècle, n’ont pas forcément changé. Cela reste dans notre imaginaire la saison de l’amour, de la jeunesse, du renouveau, des fleurs — même si elles éclosent plus précocement.

Ce qui change, c’est plutôt sa place dans l’économie générale des saisons : ce n’est plus lui qui est associé à la belle saison. L’été, qui n’était pas une saison très prisée avant le XXe siècle, a commencé à attirer en 1920, avec l’apparition d’un nouveau rapport au corps qui a rendu plus appréciable la nudité, le bronzage et les bains de mer. Cela s’est accentué à partir des années 1930, avec les premières vacances payées, et le début des vacances de masse dans les années 1950 et 1960.


Henry David Thoreau, Rachel Carson... de nombreuses figures écologistes ont chanté les louanges du printemps, et se sont inquiétées de sa possible disparition. Quel rôle cette saison a-t-elle eu dans la pensée écologiste ?

Ces personnalités, qui passent pour des précurseurs, ont joué un grand rôle dans la conscientisation du problème écologique contemporain. C’est intéressant de voir qu’ils ont utilisé les images traditionnelles liées au printemps, auxquelles les gens étaient encore sensibles : l’arrivée des oiseaux migrateurs, l’éclosion des premières fleurs, la débâcle spectaculaire des glaces dans les régions nord-américaines…

Rachel Carson a utilisé cette idée de « printemps silencieux » pour alerter sur la décimation des oiseaux par les pesticides. Son livre a joué un rôle très important, même si l’écologie existait déjà auparavant. Aujourd’hui, cependant, on est parfois un peu gênés de voir que cette biologiste remarquable a parlé de la disparition des oiseaux, ce qui a fait verser des larmes aux Américains qui avaient leur coin de gazon, mais qu’elle ne parlait pas des travailleurs mexicains et philippins dans les plantations d’orange sen Californie, qui ont été les premières victimes des pesticides.


Entre le changement climatique, l’urbanisation, l’effondrement de la biodiversité… Le printemps a-t-il disparu, comme elle le craignait ?

Le dire aussi crûment est peut-être exagéré. Mais il devient évanescent. Parce qu’au fond, le printemps est un dispositif culturel. Les images qui y étaient associées ont une certaine opacité, aujourd’hui. Les points de repère et les fêtes qui rythmaient cette saison — comme l’Ascension, le 1er mai ou Pâques, qui était la fête du printemps par excellence — demeurent. Mais leur sens, qui était très lié au vécu dans la civilisation agricole, terrienne et chrétienne, est de plus en plus obscur. Ce sont des fêtes hors-sol. Elles n’ont plus aucun sens. Si l’on demande à un enfant ce qu’est l’Ascension, il répondra que c’est le pont, que l’on peut partir en vacances. La saison en tant que telle a perdu de sa consistance dans sa force symbolique.



Désir de printemps — Histoire d’une saison, de François Walter, aux éditions Payot, mars 2023, 256 p., 25 euros.

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