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TribuneGrands projets inutiles

Contre ce monde étouffant, vivons la fantaisie réelle des Zad

Ces temps-ci nous étouffent, nous étranglent, nous asphyxient, scande l’autrice de cette tribune. Mais, à l’écart, des utopies concrètes se construisent. Où solidarité, écoute, et démocratie en acte remplacent l’argent tout-puissant, les écrans, et les agents. Sur l’estuaire de la Loire, à la Zad du Carnet, entre autres.

Charlotte Giorgi est une militante écologiste, créatrice du podcast Oïkos et étudiante.


Ces temps-ci sont durs. Ils peuvent écorcher gravement, déchiqueter ce qu’il reste d’espoir, faire siffler la terreur qui se terre encore. L’actualité est insupportable. On ne distingue plus le vrai du faux, les torts des travers, le présent se brouille.

Ces temps-ci nous étouffent, nous étranglent, nous asphyxient. Le compte des morts s’égrène, les morts des hôpitaux, les morts des petits commerces, les morts des pauvres, les morts des idéaux, des étreintes, des moments légers qui flottent.

Mais, au loin, une lueur scintille. Qui devient plus grande, s’embrase à mesure que l’obscurité alentour se fait plus dévorante. Je suis partie passer quelques jours sur une zone à défendre (Zad), celle du Carnet, sur l’estuaire de la Loire. Je suis partie parce que je n’en pouvais plus. Peut-être comme vous, nous, le monde.

« On a organisé le hors-norme — pas le non-droit »

J’ai pris ma tente, mon sac, pour rencontrer les génies bâtisseurs qui façonnent mon idéal. Et je voudrais vous dire que l’utopie a tout du réel, qu’elle n’a pas attendu pour débuter.

En un mois et demi sur cette zone, des cabanes ont fleuri, construites à partir de matériaux récupérés. Destinées aux discussions collectives, à l’accueil au sec de celles et ceux qui arrivent sans tente ni duvet, aux chants et à la fête en ces temps qui ont bâillonné nos joies. En un mois et demi, le terrain s’est peuplé, les désaccords sur la façon de construire le nouveau monde ont été débattus, on a organisé le hors-norme — pas le non-droit.

Ici, une vie différente : ni argent ni écrans ni agents. Mais il y a la solidarité. On récupère tout ce que notre société boulimique envoie à la poubelle, on l’utilise pour nourrir des dizaines de personnes, les chauffer, les abriter.

Ni argent ni écrans ni agents, mais l’écoute et le partage. Ici, celles et ceux que l’on appelle « parasites », « fainéants », « squatteurs » travaillent nuit et jour pour vous et vos enfants et les enfants des autres. Elles et ils s’activent pour aider, nettoyer, occuper, cuisiner, discuter, créer, chanter, écrire, inventer, défendre ce qu’il reste de vie dans le monde des morts-vivants, le monde des apathiques face à l’urgence d’agir.

« Tout le monde se parle. Tout le monde a sa place »

J’ai planté ma tente, il pleuvait, j’avais froid. Dehors, un feu brûlait, pour réchauffer les corps. Les gens autour étaient chaleureux, me réchauffaient mieux que les flammes. Elles et ils m’ont accueillie. Sans rien demander en échange, sans rien attendre, sans rien questionner, elles-ils ont tendu les bras.

Il a fallu quelques jours pour qu’elles et ils acceptent de se confier. Je me suis tue, pour ne pas troubler leurs récits difficiles, leurs paroles écorchées. Un jeune SDF, qui part chaque jour faire la manche et qui raconte ce monde qui n’a pas de sens, une vieille dame, surnommée « le Bulldozer », à laquelle la famille a fermé la porte au nez… et tant d’autres.

Sur la Zad du Carnet.

Aux réunions, tout le monde se parle. Tout le monde a sa place. Tout le monde a son mot à dire. Tout sera rapporté en AG, où les décisions seront prises collectivement. Ici, la démocratie se vit. Elle tâtonne avec nous, loyale.

À la Vigie, à la Guitoune, on se relaie nuit et jour, chaîne ininterrompue d’humains fabuleux, qui guettent la police, celle qui cassera tout au moment opportun. Au Village du peuple, à quelques kilomètres de là, où se jouait un combat similaire, la police a chargé le 15 octobre. Alors on veut être sûr⋅es de voir la fin arriver, se tenir prêt⋅es à riposter, à protester, à hurler. Parce que cette cause est infinie.

« On défendra la “nature” face à l’acharnement dégénéré des faiseurs de fric »

Ici, on mourra pour défendre la zone. Pour défendre 110 hectares, face au béton. À ce stade, on défend la terre entière. On défend les forêts, les grands espaces, les montagnes. On défend la « nature » face aux assauts répétés des pelleteuses et des bulldozers, face à l’acharnement dégénéré des faiseurs de frics, des bouffeurs de billets. Ici, on meurt pour défendre, pour protéger, pour reconstruire.

Sur mes épaules pèse la responsabilité d’aller dire tous ces mots, de les semer dans l’autre monde. Le vôtre. Celui duquel vous êtes sans doute prisonnier⋅es, comme je l’étais. Chaque jour, chaque discussion, chaque pensée me libère un peu plus des chaînes, des boulets capitalistes qui alourdissent mon cerveau, le rendent apathique, liquidé par la consommation, le confort, les divertissements.

Mes rêves ne sont pas ébranlés. Ils tiennent. Ils tiendront. Les vôtres aussi.

J’ai arrêté mon vélo au bord de la Loire. Les arbres courbés par le souffle, moi le souffle coupé. Respirer. Pour la première fois depuis des mois, y croire. Pas en théorie, non. Y croire vraiment.

N’éteignez pas vos sourires. Ne vous inquiétez pas. N’arrêtez pas d’espérer.
Il y a des gens là-bas, ailleurs, et partout, qui se battent pour vous, pour nous. Ils portent nos lendemains à bout de bras, avec rage et bienveillance, avec amour, pour nous, et celles et ceux qui restent à venir. Il y a beaucoup de femmes qui ne se laissent pas faire, qui ont décidé de reprendre le contrôle. Les idéologies virilistes, criardes, militaristes vont trouver des barricades.

« Il nous faut tisser des toiles d’araignée de résilience entre vous et les gens ici »

Il y a des gens là-bas, ailleurs, et partout, qui ont déjà un pied dans un futur plus beau que la difformité du contemporain. Elles et ils sont au front dans le froid et la pluie, mais l’écho de leurs cris a soufflé un vent chaud sur mon cœur qui boite. Ne vous inquiétez pas, il y en a qui construisent un bateau pour ramer dans d’autres océans. Et il y aura de la place pour tout le monde.

Mes frères et sœurs de lutte, mes fleurs au milieu du goudron, je trépigne de vous voir triompher. Vous êtes l’occasion de rêver, à l’écart de cette machine grippée par l’inertie. Il nous faut tisser des toiles d’araignée de résilience entre vous et les gens ici. Connecter les mondes dans un fracas aussi joyeux que l’est votre lutte, aussi bienveillant que le sont vos idées.

C’est une fantaisie bien réelle, une fantaisie qui calme les battements affolés des civilisations modernes en bout de course. Cette fantaisie s’appelle zone à défendre.

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