Dans un atelier rennais, des artisans partagent machines et convivialité

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Emploi et travailPour répondre aux difficultés rencontrées par les artisans indépendants — l’isolement, le prix élevé du foncier et des outils — deux ingénieurs ont créé Comme un établi. La coopérative, qui propose un espace de travail partagé, a ouvert ses portes aux premiers artisans début septembre.
Changement climatique, Covid-19, violences policières, chômage des jeunes… Le fond de l’air est triste. Mais il se passe aussi plein de choses revigorantes. Cette semaine, Reporterre vous présente des initiatives pleines d’espoir, qui rompent avec le système dominant. On peut vivre autrement, coopérer, s’émanciper, s’inspirer les unes les autres. Bonne lecture !
- Rennes (Ille-et-Vilaine), correspondance
« C’est comme un espace de coworking sauf qu’à la place des bureaux, on a des établis », sourit Benjamin Danjou pour présenter Comme un établi. Dans cet endroit de 1.200 m2 basé à Rennes (Ille-et-Vilaine), on entend déjà le bruit des machines et de quelques discussions, en ce début de matinée.
L’idée de créer un lieu destiné aux artisans de différentes spécialités a germé dans son esprit et dans celui d’Ervin Bernardin, un ami d’enfance. « Ça fait trois ans qu’on essaie de monter ce projet. Au départ, on voulait faire un projet plus petit, un atelier de bricolage, plutôt autour du bois », se souvient-il.
En rencontrant différents artisans, les deux amis ont eu envie d’ouvrir à d’autres spécialités. Pour penser l’endroit et son fonctionnement, ils ont monté un collectif, puis une association et ont rejoint l’incubateur spécialisé en économie sociale et solidaire, Tag35. « Lorsque le projet s’est vraiment lancé, on s’est transformé en coopérative. Au démarrage, il y avait soixante-dix-sept sociétaires présents. Dix personnes font partie du conseil d’administration. »

Comme un établi a ouvert ses portes aux premiers artisans début septembre. Même si les travaux, stoppés à cause du confinement, sont toujours en cours, l’endroit regorge déjà de machines, d’outils et de matériel. Camille Esselin, installé depuis deux mois, cherchait un endroit où installer son atelier, autour de Rennes. « Je trouvais des lieux, mais c’était cher. » « Être ici me permet d’être plus précis, d’utiliser des machines que je n’aurais pas pu m’acheter, comme les machines stationnaires. Individuellement, c’est trop d’investissement, surtout au début », complète François Oran, charpentier.
Margaux Le Bellego, tapissière d’ameublement et présidente de la coopérative, est enthousiaste : « On est contents d’être ensemble et pas isolés dans notre propre atelier. » C’est l’une des premières à avoir participé au développement du projet avec Edvin et Benjamin. Actuellement, ils sont neuf artisans à venir tous les jours : une bijoutière, des métalliers, une abat-jouriste, un chaudronnier, une restauratrice d’objets d’art, un ébéniste… À terme, une quinzaine de professionnels devraient venir quotidiennement.

Pour travailler au sein de Comme un établi, les artisans doivent payer un loyer allant de 290 à 450 euros pour ceux qui utilisent les plus grosses machines. Il est aussi possible de réserver un box d’une quinzaine de mètres carrés pour bénéficier d’un espace de stockage plus grand [1]. Pour les artisans qui veulent venir de temps en temps, une formule nomade est proposée. « On n’a pas la prétention de dire qu’on peut accueillir tous les artisans de Rennes. Il faut des profils particuliers. Il faut quand même faire des concessions. Par exemple, tu ne peux pas monopoliser une machine pendant une semaine », prévient Benjamin. Edvin, ingénieur construction bois, et lui sont salariés de la coopérative. Avec Pauline Michel, qui est en contrat d’alternance, ils se chargent d’animer le lieu, d’aider les artisans, font la maintenance des machines, communiquent sur les réseaux sociaux, organisent des temps de convivialité...

Un règlement a été décidé collectivement au départ. Avec une place importante pour la sécurité. « Les grosses machines qui peuvent "arracher un bras", on ne peut pas travailler seul dessus, quand il n’y a plus personne. Le but, c’est de ne pas recréer le même milieu accidentogène que tu peux avoir quand tu travailles tout seul », précise Benjamin.
L’endroit est réservé aux artisans professionnels de 9 h à 18 h 30 en semaine. Il pourrait être ouvert aux particuliers, certains soirs et le samedi, en 2021. La cible ? « Des gens doués de leurs mains, mais qui n’ont pas l’espace disponible pour bricoler. Ou des gens qui veulent apprendre, et qui pourront suivre des stages ou des formations donnés par des artisans », détaille Benjamin.
Cette perspective réjouit Stéphanie Arcay-Novo, abat-jouriste, qui a intégré Comme un établi au début du mois d’octobre. « Quand on aura l’espace, j’aimerais mettre en place des formations. C’est intéressant de transmettre son savoir. Ça permettra aussi aux gens de se rendre compte. Souvent, l’artisanat, ils trouvent que c’est cher. Ils n’ont pas la pleine mesure de tout le travail nécessaire. »

Moyennant un forfait pouvant aller de soixante à quatre-vingt euros par mois, les bricoleurs, amateurs ou confirmés pourront venir autant de fois qu’ils le voudront pour réaliser des projets personnels sur la dizaine d’établis dédiés, qui ont été construits par des artisans.
C’est d’ailleurs les professionnels investis dans Comme un établi qui se sont chargés de la majorité du bâtiment et participeront aux travaux à venir. « Le charpentier a fait l’ossature, les métalliers font l’abri pour l’extraction de poussière. Il y aura les escaliers à faire, l’espace de convivialité à meubler, à décorer… Ça peut aller jusqu’à la poignée de porte pour ceux qui font de plus petits accessoires », illustre Margaux.

Le bâtiment avait été pensé entièrement en écoconstruction. À cause de la crise sanitaire, « les artisans avaient de gros problèmes de carnet de commande. On a voulu les aider. On a préféré diminuer nos coûts de matières premières pour augmenter l’enveloppe permettant de les rémunérer », explique Benjamin, ingénieur géologue. « On a gardé quand même la façade avant en écoconstruction. » Cette dernière a été faite avec du chêne qui vient d’une scierie d’Ille-et-Vilaine.

Un circuit de valorisation a été mis en place. Les copeaux de bois sont récupérés et donnés à des associations qui mettent en place des composts collectifs ou des toilettes sèches. La mutualisation des machines et des outils permet aussi de limiter les achats. « Par exemple, une perceuse est un objet répandu chez les particuliers. Sur toute la durée de sa vie, en moyenne, elle va être utilisée douze minutes, alors qu’elle est prévue pour des milliers d’heures. Là, on a des machines pour le bois, chaque artisan va l’utiliser quelques fois dans l’année. On a aussi un camion mutualisé pour ceux qui en ont besoin de temps en temps pour faire des livraisons. »
Une économie qui permet aux artisans de travailler avec des matières parfois plus chères mais aussi plus nobles et locales. En ce moment, Stéphane Pennec, ébéniste, travaille par exemple avec du chêne venant du nord de Rennes. Les déchets sont aussi exploités. « Tous les artisans vont piocher dans les déchets des uns et des autres. Les métalliers viennent prendre des vieux bouts de tissu pour en faire des chiffons. Des chutes ont servi à faire des étagères », raconte Benjamin.

Ensemble, les artisans échangent et coopèrent. Ils créent même parfois de nouveaux prototypes. Dans son atelier, Stéphanie Arcay-Novo se penche sur la conception d’abat-jour originaux avec Wenceslas Gasse, chaudronnier. « Elle a travaillé en formation sur des formes d’abat-jour qu’on retrouve en chaudronnerie. Les notions géométriques que j’ai apprises dans mon métier peuvent lui servir. »
Juste à côté d’eux, Aline Dudziak, bijoutière, termine des pièces. Objectif de la journée : les prendre en photos pour les mettre sur son site internet et pouvoir vendre malgré la fermeture des points de vente. Ça tombe bien, Benjamin s’y connaît en photographie, « si tu veux, on pourra voir ensemble ». Tous s’accordent à dire que l’ambiance est porteuse. « En période de semi-confinement, on est trop contents de pouvoir échanger entre nous pour savoir comment on s’organise, avec les clients, les fournisseurs. Comment on va rebondir ? Est-ce qu’on ne ferait pas une com’ partagée ? », s’interroge Margaux. Stéphanie acquiesce : « Si je n’avais pas été là, pendant cette période difficile, j’aurais fait une petite déprime. »