En Russie, la guerre paralyse la recherche sur le climat

En Iakoutie, vue aérienne des monticules créés par la dégradation du pergélisol, les « thermokarsts », aux environs du village de Berdigestiakh, en novembre 2021. - © Antoine Boureau/Reporterre
En Iakoutie, vue aérienne des monticules créés par la dégradation du pergélisol, les « thermokarsts », aux environs du village de Berdigestiakh, en novembre 2021. - © Antoine Boureau/Reporterre
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Depuis le 24 février, les collaborations scientifiques entre la Russie et certains pays ont été suspendues. Plus grand territoire de pergélisol au monde, la Sibérie est pourtant essentielle pour la recherche sur le réchauffement climatique.
C’est l’une des innombrables conséquences de l’invasion russe en Ukraine et des sanctions occidentales imposées en réaction à la Russie. La plupart des projets internationaux menés en Sibérie et dans l’Arctique russe sur le changement climatique ont été suspendus.
« C’est très dommageable. En près de trente ans de recherches sérieuses, la Russie est devenue l’un des principaux laboratoires in situ au monde sur la dégradation du pergélisol lié au réchauffement climatique et sur les réactions en chaîne que cette dégradation provoque », déclare Alexander Fedorov, le directeur adjoint scientifique de l’Institut Melnikov du pergélisol à Iakoutsk.
Fondé dans les années 1960, ce centre de recherche de renommée mondiale est entièrement dédié à l’étude du pergélisol, sous-sol gelé en permanence qui recouvre 60 % du territoire russe. Il emploie 250 personnes et gère plusieurs stations de recherche en Iakoutie, immense territoire de Sibérie occidentale (grand comme l’Inde) où le réchauffement climatique est deux à trois fois plus rapide qu’ailleurs sur la planète. Alexander Fedorov y travaille depuis quarante-deux ans. « On sait que cela se réchauffe depuis la fin des années 1970. Dès 1980, on a mis en place des postes d’observation pour mesurer la température du pergélisol, la profondeur de la couche active, le processus de dégradation... ». Selon lui, les sanctions réduisent les financements de projets en Russie, mais elles affectent aussi les chercheurs occidentaux qui ne peuvent plus venir en Sibérie réaliser leurs missions de terrain.

« Nous sommes en contact permanent avec nos collègues russes »
C’est le cas d’Antoine Séjourné, chercheur au laboratoire Goeps (Géosciences Paris-Saclay). Dans le cadre de ses travaux, ce spécialiste de la géomorphologie et l’hydrologie réalise depuis 2010 des séjours annuels dans le petit village de Syrdakh, en Iakoutie. Dès le début de la guerre, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a suspendu les autorisations de missions en Russie pour question de sécurité.
Le chercheur travaille notamment sur un projet international baptisé Prismarctyc [1], réunissant des collègues français, russes, japonais et étasuniens, qui vise à mesurer les conséquences du dégel du pergélisol sur les ressources en eau et sur les paysages.

« On s’intéresse en particulier au pergélisol très riche en glace, qu’on appelle le Yedoma, très sensible aux variations climatiques et très présent en Iakoutie. Quand il dégèle, il crée des affaissements du sol, forme des lacs, provoque des glissements de terrain. Ce processus modifie les circulations d’eau souterraine et la chimie des lacs et des rivières. Cela crée des risques majeurs pour l’utilisation des terres et la stabilité des infrastructures », explique le scientifique. Pour lui, la meilleure connaissance et compréhension des modifications du cycle hydrologique dans cette région est un enjeu fondamental pour prédire les conséquences du changement climatique à l’échelle planétaire.

Autre aspect étudié dans le cadre du projet Prismarctyc : la transformation du cycle du CO2 par la dégradation du pergélisol. On estime qu’il y a deux fois plus de carbone dans le pergélisol que dans l’atmosphère. Le dégel entraîne, via des processus complexes, le rejet de gaz à effet de serre (CO2 et méthane) qui accélère encore la fonte du pergélisol. La Iakoutie est particulièrement soumise à ce phénomène, qui constitue l’un des effets dramatiques du réchauffement.
« La science est tributaire de la situation géopolitique des pays »
Afin de poursuivre leurs missions de terrain, les membres du projet Prismarctyc ont trouvé un site de remplacement au Canada, dans un territoire où le pergélisol est assez similaire à celui de Iakoutie, même s’il ne se dégrade pas de la même façon en raison d’un climat différent. « Le problème est que nos collègues russes ne pourront pas venir avec nous, faute de visa. Or nous avons tous des compétences complémentaires », déclare Antoine Séjourné. L’équipe internationale prévoit donc de réaliser des prélèvements à la fois en Russie et au Canada, puis de faire des comparaisons. « La science est malheureusement tributaire de la situation géopolitique des pays, mais il n’est pas question de stopper nos travaux avec nos collègues russes. Nous sommes en contact permanent avec eux et bien sûr nous continuerons à publier nos travaux ensemble », certifie Antoine Séjourné.
Le chercheur est toutefois préoccupé pour la population de Syrdakh, avec laquelle de vrais liens se sont tissés au cours de ses nombreux voyages, notamment avec les enfants du village. Car le projet Prismarctyc comporte également un volet pédagogique très important. « Nous avons lancé un partenariat entre l’école du village et plusieurs écoles françaises et on fait beaucoup d’activités avec les enfants dans les deux pays. On leur explique nos travaux, nos expériences, on essaie de diffuser la connaissance, malheureusement nous n’aurons plus d’échanges directs avec les petits yakoutes », déplore-t-il.
Nouvelles méthodes de travail
En Europe, le projet Nunataryuk, coordonné par l’Alfred Wegener Institut de Potsdam en Allemagne, porte sur l’érosion des côtes arctiques russes liée au réchauffement climatique. Cette étude d’envergure, prévue sur six ans avec un budget de plus de 11 millions d’euros, est également touchée par la situation qui contraint les chercheurs à modifier leurs méthodes de travail.
« L’Arctique russe, en tant que plus grande région de pergélisol continu, reste une région d’étude importante pour comprendre et quantifier les rétroactions pergélisol-climat dans le système climatique mondial », précise l’Institut Alfred Wegener. Celui-ci continuera donc ses recherches, en « [s’]appuyant sur des options qui ne nécessitent pas d’accès direct au terrain, notamment la télédétection, la modélisation et l’utilisation d’ensembles de données d’observation existants et de matériel d’échantillonnage provenant de nos archives, qui couvrent plus de vingt-cinq ans de collecte de données ».
En Corée du Sud, le pays n’a pas prononcé de sanctions contre la Russie mais les missions sur le terrain en Sibérie sont désormais plus compliquées. Le professeur Jinho Ahn est chercheur à l’École des sciences de la terre et de l’environnement de l’université nationale de Séoul. Récemment, il a obtenu une bourse de recherche pour étudier les calottes glaciaires de Iakoutie centrale, afin de comprendre le changement climatique dans le passé. « Depuis la guerre, la coopération est moins efficace, car il est devenu difficile de voyager en Sibérie. Les virements bancaires sont limités, mais notre institution n’arrête pas la collaboration avec la Russie, souligne le chercheur. Par chance, l’un de mes étudiants est russe et il se rendra là-bas pour effectuer une visite de terrain à ma place, examiner et collecter des échantillons dans cette région. »

Face au contexte, les scientifiques du climat tentent de s’adapter le mieux possible pour poursuivre leurs recherches. De son côté, la Russie envisage de nouveaux partenaires et se tourne notamment vers les pays d’Asie centrale. Spécialisé en hydrologie, Nikita Tananaev travaille pour le laboratoire de géochimie de l’Institut du pergélisol de Iakoutsk. Il va s’installer prochainement à Almaty, au Kazakhstan, où le centre de recherche dispose d’une antenne régionale héritée de l’époque soviétique. « Jusqu’à présent, j’ai toujours travaillé dans le Grand Nord de la Russie. Il peut y avoir un certain intérêt à développer des projets là-bas, mes collègues kazakhs et moi avons sans doute des compétences complémentaires à partager », souligne-t-il.
Ce scientifique parfaitement francophone, collaborateur de longue date avec l’Institut national polytechnique de Toulouse, y voit également la possibilité de développer de nouveaux partenariats avec la France, une option actuellement impossible depuis la Russie. « Mes collègues toulousains travaillent sur les tourbières dans les Pyrénées. Or il y a aussi des tourbières au Kazakhstan. » L’espoir d’un nouveau projet commun.