En Ukraine, des réfugiés reprennent pied dans une ferme écolo

Certains jeunes sont venus à Longo Maï avec leurs animaux de compagnie. Beaucoup étaient étudiants dans la capitale Kiev. Mars 2022. - © Nicolas Cortes / Reporterre
Certains jeunes sont venus à Longo Maï avec leurs animaux de compagnie. Beaucoup étaient étudiants dans la capitale Kiev. Mars 2022. - © Nicolas Cortes / Reporterre
Dans l’ouest de l’Ukraine, la communauté agricole Longo Maï accueille celles et ceux qui fuient la guerre. Dans ces deux fermes, des « lieux magiques », on se repose, on aide les autres réfugiés et on prépare la suite.
Nijné Sélitché (Ukraine), reportage
Le long d’un petit chemin de terre, une maison de campagne domine les lieux. La cheminée souffle une fumée qui peint le ciel d’un nuage gris-blanc. En ce mois de mars, le matin, il fait à peine 5 °C. L’odeur des cochons de la ferme a envahi l’espace et des meuglements résonnent à quelques mètres. Havre de paix, le lieu contraste avec l’est et le centre de l’Ukraine devenus théâtres de combats. Mais les effets du conflit sont visibles car depuis le début de l’invasion russe, la petite communauté Longo Maï, située en Transcarpatie, accueille des Ukrainiens qui ont fui la guerre. Cette coopérative agricole et artisanale autogérée a été fondée dans les années 1970 dans les Alpes françaises. Elle a essaimé, depuis, dans dix pays : autant de communautés où prospèrent ses valeurs — anticapitalisme, antimilitarisme, autosubsistance, accueil des réfugiés...

À l’intérieur de la ferme, dans la pièce commune, une quinzaine de personnes sont assises sur deux grandes tables. « À Longo Maï, on a toujours eu des gens de passage », dit Iris Del Sol, 25 ans. Elle habite les lieux avec son père français et sa mère ukrainienne, « j’ai grandi entourée d’adultes de toute l’Europe qui nous rendaient visite. Mais depuis fin février, on reçoit surtout des déplacés de guerre. Presque tous, autour de cette table, viennent de zones de conflit. »
Dans la cuisine, Olha fait les cent pas, l’air inquiet : « Mon père est parti ce matin pour Kiev. Il va acheminer du matériel humanitaire et ramener des gens qui veulent quitter la ville devenue dangereuse. » Le réseau qui gravite autour de Longo Maï secourt régulièrement des personnes qui souhaitent être évacuées des zones de combat. Généralement, ils ne restent que quelques jours, en attendant de rejoindre l’étranger. La ferme est nichée à Nijnie, dans les forêts de Transcarpatie. C’est la région située le plus au sud-ouest de l’Ukraine, à la frontière avec la Roumanie, la Hongrie et la Slovaquie. La proximité avec ces pays rend plus facile l’accueil des victimes de guerre qui cherchent à quitter le pays.

Mais certains, comme Olha, demeurent à la ferme depuis le début du conflit, il y a plusieurs semaines. « Au début de l’invasion, le 24 février, j’étais à Hostomel, dans la banlieue de Kiev. C’était terrifiant, des missiles ont explosé tout près de chez nous », se souvient-elle. « Mon compagnon travaille dans la protection de l’environnement, alors il connaît Oreste Del Sol, le père d’Iris. On est arrivés à la ferme le 26, il nous a accueilli les bras grands ouverts. Je ne veux pas quitter l’Ukraine, alors je reste ici pour l’instant. »
À ses côtés, Nika malaxe une pâte à pain. « À la ferme, on participe tous comme on peut », dit-elle. « Olha a 26 ans et elle a fait des études, elle gère l’aide humanitaire dans le dépôt. Moi, je n’ai que 16 ans, je préfère aider à la ferme. » Originaire de Kiev, Nika est venue au début de la guerre avec son frère, Vik. L’adolescente a toujours eu des problèmes de gestion de son stress mais depuis le début du conflit, ses angoisses se sont accentuées. « Mes parents sont restés à Kyiv, j’ai peur pour eux », confie-t-elle. En option Art au lycée, elle vient de reprendre ses cours en ligne : « Je peins beaucoup, ça m’apaise. À la campagne, je me sens en sécurité. Mais ça m’angoisse de savoir ce qui se passe dans le reste du pays. »

« Les luttes pour l’environnement et les droits humains sont liées »
C’est l’heure du petit-déjeuner. Un brouhaha général s’installe. Dans un coin, Iris tient une tartine de pain recouverte de graisse de porc, une spécialité locale. Avec l’autre main, elle prend des notes. « Je prépare la réunion de ce matin », dit-elle, l’air pressé, « on doit évaluer les besoins pour accueillir de nouvelles personnes ». Chaque matin, des volontaires se réunissent pour faire le bilan et organiser la journée. « Au début du conflit, des connaissances nous ont demandé de l’aide. On a commencé à évacuer des gens pour les accueillir ici avant leur départ vers l’étranger. Au fil des jours, le nombre de déplacés a grossi. J’ai fait des études de droit, je peux donc les conseiller sur leur installation à l’étranger. »
Au milieu de la table, divers fromages attirent le regard. « On les fait avec les chèvres de la ferme », dit Oreste, qui gère les lieux avec son épouse. La coopérative fonctionne habituellement en autogestion grâce à la production locale. Elle peut aussi compter sur l’aide extérieure du réseau Longo Maï — dix coopératives, en France, en Allemagne, Autriche... — en cas de besoin. Depuis le début de la guerre, ce réseau a lancé un appel aux dons pour l’Ukraine et une petite flotte de camionnettes permet de transporter nourriture, aide médicale, matériels... vers l’intérieur du pays.

Sur la table voisine, un couple est assis avec une fillette. La mère, Iryna Stavchuk, boit un café. Elle est arrivée quelques jours après le déclenchement de la guerre avec sa famille. L’air concentrée, elle vérifie les dernières nouvelles gouvernementales : elle est la vice-ministre chargée de la Protection environnementale. « J’ai quitté Kiev pour que ma famille soit en sécurité. Je ne suis pas une combattante, je suis plus utile à l’Ouest. » Après avoir passé plusieurs jours dans des abris souterrains de la capitale dans l’angoisse d’une attaque russe, elle a pris le train avec sa fille et son mari jusqu’à Mukachevo, la grande ville de la région. « Je connaissais Oreste Del Sol grâce à son activisme environnemental. Il a tout de suite accepté de nous accueillir. » Elle pensait rester deux jours. Trois semaines plus tard, elle est encore là : « Nous sommes en pleine campagne, sans combat. Ma fille ne vit pas le traumatisme de la guerre. »

Un camion de vivres vient d’arriver de Roumanie. Accompagnée de trois autres jeunes, Olha sort pour gérer la cargaison. « C’est de l’aide pour les réfugiés, on doit descendre au village pour la stocker. » Dehors, devant la maison, Ulli tente de suivre la cadence. Habitante d’une écoferme Longo Maï proche de Forcalquier, dans les Alpes-de-Haute-Provence, elle est arrivée en Ukraine la veille pour apporter du matériel humanitaire et aider à gérer les lieux. Deux autres activistes françaises sont présentes : « On ne pouvait pas rester chez nous, sans rien faire, pendant que des gens étaient visés par les bombes. » Pour elle, le combat écologiste mené par Longo Maï coïncide avec l’engagement pour les réfugiés : « Les luttes pour l’environnement et les droits humains sont liées. »

Solidarité internationale
Dans l’après-midi, Iris prend la route pour le centre du village de Nijnie. Elle doit rencontrer une famille tout juste arrivée. Dans l’école du village, une dizaine de matelas sont installés au sol pour accueillir les déplacés. Tatiana est assise sur l’un d’eux avec son fils de cinq ans, Pasha. Ils sont arrivés la veille de Kiev. Son mari est resté dans la capitale, il est engagé auprès des forces combattantes ukrainiennes. Dans un coin de la pièce, Svetlana, la mère de Tatiana, est assise sur une chaise. Elle semble exténuée par le périple, « nous allons rester ici quelques jours, puis nous tenterons d’aller en Italie. Nos proches vivent près de Rome », indique-t-elle. Si la famille n’en a pas les moyens, les billets d’avion pourront être payés avec des dons.

Au total, une centaine de lits sont disponibles pour les déplacés de guerre, accueillis et nourris gratuitement dans le village. Comme Tatiana et sa famille, une dizaine de personnes dorment dans l’école. Les autres sont logés dans les deux fermes Longo Maï. « Chez nous, toutes les pièces ont été réquisitionnées », indique Iris, « on a disposé des matelas au sol dans les quatre chambres. » Au total, les Del Sol accueillent une vingtaine de personnes. Les autres réfugiés dorment chez Jürgen, un membre de Longo Maï qui vit à quelques mètres. « J’accueille principalement des amis activistes qui viennent de l’est et du centre de l’Ukraine », indique Jürgen, qui tient un journal de bord — « Nouvelles d’Ukraine » — publié sur le site de Radio Zinzine. Ivan, un réalisateur de documentaires qui gérait une résidence d’artistes à Jovich, dans le nord de l’Ukraine, à la frontière avec la Russie, est l’un de ces amis accueillis : « On est les premiers à avoir été visés par les frappes russes le 24. » Il se racle la gorge et reprend, la voix tremblante : « On a tout de suite pris la route, ma femme, nos trois enfants, mon beau-frère, ma belle-mère et les animaux de compagnie. Quarante-huit heures, serrés dans notre petite voiture, avec des missiles au-dessus de nos têtes. » Aujourd’hui, sa ville est occupée par l’armée russe : « On est contents de pouvoir rester ici. Mais on veut rentrer chez nous. »

De retour dans la ferme Del Sol, sur la terrasse, Vassili joue avec le chien de la famille. Originaire de Kiev, il est arrivé début mars avec son frère : « C’est un lieu magique. » À Longo Maï, Vassili gère avec Olha le stock des produits humanitaires envoyés depuis l’étranger. « Pour l’instant, je reste ici. C’est paisible et je peux aider. » Il croise ses bras et reprend, l’air sûr de lui : « Mais si je suis appelé pour me battre, j’irai défendre l’Ukraine avec les armes. »