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Hors Etat et hors marché, la Coopérative intégrale de Barcelone n’est pas encore au paradis

La Coopérative intégrale Catalane (CIC), initiée par le Robin des bois des banques, Enric Duran, recherché par la justice espagnole et aujourd’hui en exil, se trouve à un tournant. Forte de son succès, sa taille pose des questions d’organisation et de décentralisation. Un défi pour cette aventure extraordinaire.


Rappel de l’épisode précédent : Frauder le fisc pour faire la révolution, voilà une drôle d’idée ! Pourtant, c’est ce qu’a choisi de faire la Coopérative intégrale Catalane (CIC). Grâce au demi million d’euros détourné des caisses de l’Etat l’année dernière, ce mastodonte de l’alternative, fort de plus de deux mille membres, a soutenu des dizaines de projets dans des domaines aussi divers que l’éducation, la santé, le transport, la monnaie, le logement ou l’énergie. Leur but : créer des « services publics coopératifs » contrôlés par leurs usagers afin de se passer progressivement de l’euro, de l’Etat et des banques. Pour se financer, la coopérative s’appuie sur 700 auto-entrepreneurs (appelés socios auto-ocupados) qui rendent possible cette fraude fiscale à finalité sociale.


- Barcelone, reportage

Mais n’allez surtout pas dire à Gorka qu’il est membre d’une coopérative néolibérale. Il vous répondra, avec un phrasé aussi précis que le coup de scalpel d’un chirurgien, que « l’excédent issu de notre travail, plutôt que de le donner à l’Etat, nous l’utilisons pour l’autogestion des ressources du réseau qu’on est en train de construire ». Ce basque aux allures de paysan-comptable, béret sur le crâne, fines lunettes sur le nez, chaussures de randonnée aux pieds, ne laisse échapper aucun sourire ni mot superflu. Il fait partie des 70 personnes qui reçoivent une assignation (sorte de salaire militant versé par la CIC) et partage son temps entre la commission Coordination de la coopérative et une communauté au sud de Barcelone qui tend vers l’autonomie.

Restaurateurs, maraîchers, bûcherons, thérapeutes... parmi la dizaine d’auto-entrepreneurs que j’ai pu rencontrer, tous m’ont assuré qu’ils n’auraient pas pu créer leur activité sans l’aide de la CIC. « Je ne survivrais pas si je devais payer mes charges à l’Etat », résume un éditeur venu déposer des documents comptables au service Gestion économique, installé dans un immeuble squatté, à un jet de tapas de la Sagrada Familia.

Solso dans l’atelier collectivisé

Carme et Oscar, créateurs du centre de relaxation Espai de l’harmonia, près de Banyoles, partagent ce point de vue. En plus d’utiliser le statut de « socios auto-ocupados », ils ont bénéficié de l’appui de la commission Habitat de la CIC qui s’est portée garante auprès du propriétaire. Ils ont ainsi pu louer un local, ce qu’ils n’auraient pas pu faire sans cette aide à cause de leurs faibles revenus.

« On ne vole pas l’Etat, c’est l’Etat qui nous vole ! »

Marc, impliqué dans une coopérative de gestion forestière dans le nord de la Catalogne fait également partie des 700 socios auto-ocupados qui utilisent la CIC comme parapluie juridique. Et le fait de ne pas participer à la « solidarité nationale » ne semble pas l’empêcher de dormir. Au contraire, il dénonce l’absence de contrôle des usagers sur les services publics. « On ne vole pas l’Etat, c’est l’Etat qui nous vole ! Si on paie des impôts, on veut que ça ait un retour sur nos vies. Par exemple, les systèmes de santé et d’éducation ne vont pas dans le sens que j’entends et je n’ai pas mon mot à dire », justifie-t-il en réajustant sa queue de cheval.

Mais désormais, en tant que membre de la CIC, il peut participer à toutes les assemblées et décider de l’allocation des budgets. Kel, qui participe à une coopérative de transformation de produits écologiques, explique que grâce au service de comptabilité mutualisée, il peut se concentrer sur son activité et ne pas perdre son temps « avec la bureaucratie étatique ».

Mais les « services publics coopératifs » que la CIC veut mettre en place sont loin d’être fonctionnels, notamment en ce qui concerne la santé et l’éducation. En outre, en utilisant la CIC comme couverture juridique, les socios auto-ocupados n’ont pas de contrat de travail et ne cotisent donc pas pour leur retraite. L’un d’eux m’a confié avoir souscrit à une assurance privée pour pallier ce problème.

Un des bureaux utilisé pour les consultations proposées par les thérapeutes alternatifs à Aurea Social

Une option que Jesus, à la CIC depuis deux ans, écarte catégoriquement : « Je ne crois pas plus en l’Etat qu’au marché pour préparer mes vieux jours. Le fait de pouvoir avoir de quoi vivre une fois vieux ne devrait pas dépendre de combien tu as gagné dans ta vie. Par contre, je crois en la solidarité du réseau que l’on est en train de bâtir. »

Vu de France, cette logique anti-étatique surprend quand elle ne choque pas. Mais il faut avoir en tête que les Catalans ont un rapport à l’Etat différent du nôtre. « Pour nous, l’Etat, ce n’est pas comme en France synonyme de retraite et de sécurité sociale. Ça nous évoque plutôt Franco, la dictature et la corruption », m’explique une jeune femme impliquée dans le groupe de Santé holistique autogéré. Beaucoup mentionnent également le passé indépendantiste et anarchiste catalan et notamment la guerre civile de 1936 pour justifier leur défiance atavique envers l’autorité centrale.

L’omniprésent Robin des banques

Mais cet héritage historique ne suffit pas à expliquer l’émergence de cet Ovni politique. Pour comprendre les origines de la CIC, il faut remonter la décennie précédente, celle qui a servi de terrain de jeu aux premières expérimentations politiques d’Enric Duran. Entre 2006 et 2008, cet activiste catalan a emprunté 492 000 euros auprès de 39 banques différentes. L’argent, qu’il n’a jamais remboursé, a servi à financer des mouvements sociaux et notamment le collectif Crisis qui a distribué deux journaux à grand tirage qui ont permis de dénoncer le rôle des banques dans la crise et d’expliquer le concept de coopérative intégrale.

Enric Duran

En 2009, un an avant la création de la CIC, Enric Duran, surnommé le Robin des banques par les médias, est emprisonné pendant deux mois avant d’être libéré sous caution. Le retentissement de son action a grandement aidé dans le développement de la CIC, le bébé qu’il a mûri pendant ces quinze ans de militantisme altermondialiste. Beaucoup des membres viennent du réseau qu’il a construit et, de l’avis général, quand Enric donne son avis, c’est souvent celui-ci qui l’emporte. Bien qu’il s’en défende, il est le chef d’orchestre de cet opéra libertaire.

En février 2013, le jour de son procès, il ne se présente pas, dénonçant une parodie de justice. Depuis, il se cache dans différents pays d’Europe pour échapper à la justice espagnole qui le menace de huit ans de prison. L’homme n’est pas libre de ses mouvements mais cela ne l’empêche pas d’être occupé. Depuis sa cavale, il continue à participer à distance à diverses commissions de la CIC tout en préparant sa campagne de retour à la liberté et en travaillant à la construction... d’un nouveau système économique mondial. Excusez du peu ! Absent physiquement, l’homme est pourtant omniprésent dans les discussions et les esprits.

Mais depuis le début de sa clandestinité, la CIC s’en sort très bien, trop bien peut-être. En deux ans, elle est passée d’une dizaine de personnes recevant des assignations à soixante-dix. L’afflux d’argent généré par les auto-entrepreneurs a encouragé les membres à créer des commissions en pagaille dont la pertinence est aujourd’hui remise en cause. Des voix s’étonnent du peu de réalisations concrètes des commissions Santé et Education, ou encore de la banque autogérée, qui bénéficient pourtant de budgets conséquents.

Trier le bon grain de l’ivraie

Un dimanche d’avril, une assemblée exceptionnelle est convoquée pour gérer un problème de liquidités, mais comme souvent, le problème des assignations rejaillit. Cette fois-ci, c’est Dani, habillé d’un survêtement de coton rouge et gris qui semble ne jamais le quitter, qui lance la patate chaude sur la table. Il accuse sans les nommer des personnes d’être payées pour un travail qu’elles ne font pas, faisant ainsi reposer une charge plus grande sur les épaules des autres et retardant le développement du réseau.

Pendant qu’il parle, des nuées de mains se lèvent vers le ciel en tournant sur elles-mêmes, comme si elles cherchaient à dévisser des ampoules imaginaires. Il s’agit là d’un signe d’approbation silencieux mis en place pour faciliter les discussions de groupe pendant le mouvement des Indignés. Il propose alors de créer des mécanismes de contrôle pour que les gens « n’aient pas l’impression que l’assignation leur est due à vie ». Sa proposition provoque autant d’enthousiasme que de soupirs réprobateurs. Le modérateur semble dépassé, les prises de parole impromptues se multiplient.

C’est le moment qu’Ari choisit pour s’éclipser. Cette jeune femme au visage félin et au sourire facile s’est réfugiée avec une cigarette sur le toit-terrasse, visiblement incommodée par l’atmosphère pesante de l’assemblée. « J’avais besoin de prendre l’air, il y a trop de tensions pour moi. Et puis j’ai parfois l’impression qu’on reproduit ce qui se passe dans les entreprises capitalistes qui contrôlent le travail de chacun par manque de confiance. » Elle m’explique que ces tensions sont liées à la la taille de la CIC qui ne permet plus de savoir ce que font les autres membres, générant ainsi doutes et tensions. « C’est une situation compliquée mais on avait besoin de faire ces erreurs pour avancer. Maintenant on doit prendre un temps pour que tout le monde soit clair sur où on veut aller et comment on y va. »

Pour Dani, l’affaire est entendue. Il faut trier le bon grain de l’ivraie afin de pouvoir avancer sereinement. « Il y a des gens qui sont venus ici car ils n’avaient pas d’autres endroits où aller. Quand tu prends plus à la coopérative que tu ne lui donnes, c’est de l’assistanat. Pour l’instant je suis patient mais en novembre des têtes vont tomber, je ne peux pas accepter que des égoïstes mettent en péril le travail réalisé jusqu’ici », lâche-t-il, en évoquant le processus d’audit interne en cours qui, il l’espère, permettra à l’automne de réduire les effectifs et de revenir à un noyau de personnes réellement motivées.

Joel, un documentaliste à la barbe fournie, semble également affecté par la suspicion qui règne au sein de la coopérative. Mais lui se refuse à tout flicage. « Je suis pour un monde où personne n’a besoin dese justifier pour manger ou avoir un toit. Il est vrai qu’il y a des abus avec les assignations, mais nous avons tous des parcours différents. S’il y a des gens qui en deux ans n’ont pas réussi à se responsabiliser, il faut peut-être leur donner deux ans de plus plutôt que de les mettre à la porte. »

L’atelier collectivisé et magasin de vêtements de Solso, membre de la CIC.

Il reconnaît néanmoins que « la CIC a grandi trop vite » et que sa croissance est artificielle car elle repose plus sur de l’argent généré par l’insoumission fiscale que sur des forces sociales réelles. La faible fréquentation des assemblées où viennent rarement plus de cinquante personnes sur les deux mille membres en témoigne. Pour autant, il ne renie pas les choix réalisés ces dernières années : « Regarde autour de toi, me lance-t-il. Il y a des milliers de gens qui sont sous le coup d’une expulsion locative, d’autres qui peinent à acheter à manger ou à se chauffer. C’est dur ne pas vouloir aller vite dans ces conditions. »

Éviter la bureaucratisation

Au départ, la Coopérative intégrale Catalane se limitait à un groupe affinitaire d’une dizaine de personnes qui subvenait collectivement à ses besoins. Mais pour avoir les moyens de leurs ambitions, ils ont créé une structure qui, comme toute organisation se bureaucratise à mesure qu’elle grandit. Ils s’épuisent désormais à remplir l’énorme coquille qu’ils ont construite. Plusieurs membres de la coopérative installés hors de Barcelone m’expliquent ne pas avoir le temps de suivre le flux continu d’informations produit par les différentes commissions. La taille et la complexité de l’organisation les pousse à déléguer la prise de décision et la gestion quotidienne aux personnes qui reçoivent des assignations et qu’ils comparent avec humour à des « fonctionnaires » de leur mini-société sans Etat.

Concert de soutien à Enric Duran

Pour éviter qu’une élite décidant à la place des autres se constitue, un processus de décentralisation a été engagé. Deux nouvelles antennes ont été créées au nord et à l’ouest de la Catalogne. L’idée est que chaque territoire ait, à terme, sa propre coopérative intégrale et décide localement de l’utilisation des recettes générées par l’insoumission fiscale. Bonne nouvelle, le terrain est déjà préparé. La majorité des réalisations concrètes de la CIC ne se situent pas à Barcelone mais dans la vingtaine d’éco-réseaux qui jalonnent la Catalogne. Sur ces territoires, les habitants tentent de réduire leur dépendance à l’euro en misant sur l’entraide et une monnaie parallèle appelée EcoCoop.

« Pour l’instant, on peut acheter des fleurs, des fringues, de la bouffe, de l’artisanat et se bourrer la gueule au bar en monnaie sociale. Quand on aura le logement, l’énergie, la santé et l’éducation, la seule chose qui nous manquera, ce sera de prendre la rue », prévoit Solso, qui gère un atelier de sérigraphie collectivisé et un magasin de vêtements fabriqués sur place à Igualada, à l’ouest de Barcelone. L’année dernière, 300 000 unités monétaires ont circulé, hors de tout contrôle étatique.

Mais pour Joel, la quantité de monnaie échangée n’est pas un bon indicateur. « La monnaie sociale sert à créer des réseaux de solidarité, à faire réaliser aux gens qu’ils peuvent s’organiser ensemble localement pour subvenir à leurs besoins. Une fois que ce sera le cas, on n’aura plus besoin de monnaie sociale et la CIC pourra disparaître », se prend-il à rêver, le regard rivé sur les tours de la Sagrada Famila, l’œuvre en perpétuelle construction de Gaudi.

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