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EnquêteNature

« Ils font la loi » : quand chasseurs et randonneurs se disputent un superbe paysage

L'arche au lever du soleil.

Une double arche naturelle de 32 mètres, dans les falaises alpines de la Chartreuse, attire de nombreux randonneurs depuis sa découverte, il y a 16 ans. Mais le marquis, propriétaire de ces terres régulièrement louées à des chasseurs, ne veut pas les y voir, au nom de la propriété et de la biodiversité.

Mai 2005. L’alpiniste Pascal Sombardier évolue seul sur le versant est du massif de la Chartreuse. Un endroit raide et perdu, dominé par des barres rocheuses, au-dessus de la vallée du Grésivaudan. Il franchit un passage d’escalade, remonte un étroit couloir et pénètre dans un cirque vertical. Alors qu’il s’apprête à poursuivre son ascension, l’alpiniste se retourne quelques instants pour contempler les montagnes de Belledonne, au loin vers le levant. Mais l’instant d’après, ce n’est plus le paysage qui frappe son regard. Sur sa droite, il découvre une tour trouée de part en part, formant une double arche naturelle de formidable dimension.

L’arche vue à l’aube depuis sa face sud. CC BY-SA 4.0 / Bouvierjr / Wikimedia Commons

De retour dans la vallée, c’est l’incrédulité : « Tout le monde m’a dit "une arche comme ça, on n’en trouve qu’aux États-Unis, au Colorado ou en Utah" », raconte Pascal Sombardier à Reporterre. Alors que certains, comme le président du club alpin français de l’Isère, croient au canular, l’évidence apparaît : l’alpiniste a bien révélé une double arche inconnue, là, tout proche d’un bassin de population de 3,5 millions de personnes. Il la nomme simplement « tour Percée », et son éditeur en fait la couverture de son livre, Chartreuse inédite, sorti en mars 2006.

Le succès du livre est immédiat. Même si l’itinéraire vers la tour Percée n’est pas précisément décrit, les randonneurs accourent, de plus en plus nombreux au fil du temps, pour voir les arches. Perchées dans un cadre spectaculaire, au sein du parc naturel régional de Chartreuse et de la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse, elles seraient les plus grandes des Alpes. Mais il y a un hic : le site se trouve sur un terrain privé, propriété du marquis Bruno de Quinsonas-Oudinot, descendant d’une lignée aristocratique célèbre dans la région.

Des chasseurs plutôt que des randonneurs

Propriétaire du château du Touvet et de plusieurs milliers d’hectares dans le massif de la Chartreuse, M. de Quinsonas-Oudinot ne veut pas laisser des randonneurs divaguer sur ses terres à la recherche des arches, qu’il a, lui, nommées « tour Isabelle », du prénom de sa seconde épouse. Ce terrain est aussi une réserve de chasse privée, le domaine de la Diane de Marcieu, où sont « prélevés » des trophées tels que le chamois, le mouflon et le tétras-lyre.

En décembre 2006, le marquis passe à l’acte : messages sur les forums spécialisés, lettres d’avertissement aux associations organisant des randonnées sur le site et réunions stratégiques avec les décideurs locaux. Bruno de Quinsonas-Oudinot n’évoque alors pas la chasse. Tout en rappelant le caractère privé du domaine, il met en avant, dans une lettre adressée le 10 avril 2007 au président de Montceau Evasion et que s’est procurée Reporterre, « la qualité de la faune et la flore déjà largement dégradée » et la « réponse aux enjeux de préservation du site ».

La lettre envoyée par Bruno de Quinsonas-Oudinot au président de l’association Montceau Évasion en 2007. © Reporterre

Certaines associations environnementales, telles Mountain Wilderness [1], vont alors dans son sens, appelant à ne pas lire l’ouvrage de Pascal Sombardier et dénonçant une « opération marketing » ayant pour conséquence « une surfréquentation et une perturbation des écosystèmes ».

Puis en juin 2007, dans une lettre commune que Reporterre s’est procurée, Éliane Giraud, la présidente du parc naturel régional de Chartreuse, Dominique Germain, la maire de Saint-Bernard-du-Touvet (où sont situées les arches), et Bruno de Quinsonas-Oudinot refusent la création d’un sentier public vers la tour Percée, une proposition faite pour canaliser les randonneurs sur un chemin unique. Ils envisagent en revanche d’interdire la chasse sur le site (en le classant réserve de chasse et de faune sauvage) et d’ouvrir celui-ci de façon saisonnière aux randonneurs. Ces idées n’ont jamais été appliquées.

« Dans un moment, tu vas prendre mon poing dans ta gueule. »

Nous voici en mai 2021. Randonneur expérimenté, Éric Rolland chemine avec sa compagne dans la forêt en direction de la tour Percée. Débouchant sur une piste, le couple croise plusieurs 4x4. Le troisième véhicule s’arrête à sa hauteur et un homme, en tenue de chasse, barbe et cheveux tirant sur le blanc et bien bâti, sort du véhicule. « Vous êtes en violation de propriété privée. Faites demi-tour », intime-t-il à Éric Rolland, dont la compagne a filmé la scène, et que Reporterre a visionné. Éric Rolland n’obtempère pas, invoquant l’impossibilité pour un propriétaire d’interdire à des promeneurs de passer sur ses terres non clôturées. « Dans un moment, tu vas prendre mon poing dans ta gueule », réplique le chasseur, qui se présente alors comme le gestionnaire du domaine de Marcieu avec droit de police. Après plusieurs menaces, il projette le randonneur à terre avant de lui maintenir le genou sur le thorax.

Seize ans après la découverte des Arches, les demandes pressantes du marquis à ne pas randonner sur ses terres ont laissé place aux intimidations verbales et physiques des chasseurs. Outre l’agression dont a été victime Éric Rolland, plusieurs randonneurs ont témoigné auprès de Reporterre de confrontations très virulentes avec Philippe Simon, le gestionnaire du domaine de Marcieu, et avec le patron d’une société de chasse qui loue régulièrement les terres du marquis.

Une surfréquentation nuisible à la biodiversité ?

Comment en est-on arrivé là ? D’après des sources concordantes, M. de Quinsonas-Oudinot serait sous la pression des chasseurs qui louent les terres du domaine de Marcieu pour un montant estimé à plus de 25 000 € l’an. Entre réseaux sociaux et topos sur internet, 800 à 1 000 randonneurs traversent le domaine de Marcieu chaque année pour voir les arches, une fréquentation que le marquis juge peu compatible avec la pratique de la chasse. Contacté par courriel, Philippe Simon refuse de répondre à la question des agressions et de confirmer ou d’infirmer le montant de la location des terres du domaine de Marcieu destinées à la chasse. En mettant en copie Bruno de Quinsonas-Oudinot, Philippe Simon tient à mettre l’accent sur les dommages environnementaux causés par les randonneurs : « En dix ans, nous ne dénombrons pas moins de quinze itinéraires sauvages créés et topographiés. Cela a amené une surfréquentation dérangeant les espèces sauvages présentes, occasionnant une érosion de sol et une disparition des espèces de végétaux présents qu’il sera impossible de ramener à la normale. »

L’argument des dommages que causeraient les randonneurs à l’écosystème naturel des arches a été utilisé de nombreuses fois depuis leur révélation au grand public. Celles-ci sont en effet situées au bord d’un vaste plateau culminant à 2 000 m d’altitude et comptant plus d’une centaine d’animaux protégés. Pour Suzanne Forêt, conservatrice au sein de la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse, « il y a de gros enjeux faune et flore sur cette zone. Valoriser et aménager le site, cela signifie sacrifier l’espace naturel. »

L’arche enneigée depuis sa face nord avec les sommets de Belledonne à l’horizon. CC BY-SA 4.0 / Bouvierjr / Wikimedia Commons

La seule étude sur le sujet, et sur laquelle s’appuie la réserve naturelle, date d’août 2008, ne concerne que la flore et avance que « pas ou très peu d’impacts ont été observés sur la végétation du site ». Selon Marie-Paul Thiersant, présidente de la LPO Auvergne-Rhône-Alpes, « sur ce secteur-là, il y a notamment trois grands rapaces prestigieux, l’aigle royal, le faucon pèlerin et le hibou grand duc. Aucun n’est gêné par les randonneurs. En revanche, le tétras lyre, un oiseau sédentaire typique des zones de montagne, peut être dérangé à plusieurs périodes de l’année par les randonneurs et les skieurs. Mais, pourquoi leur demande-t-on d’y faire attention, alors que les chasseurs ont le droit de le tirer ? Un tétras lyre dérangé peut voir sa reproduction compromise. En revanche, un tétras lyre tué ne sera jamais ressuscité. »

La contradiction se situe là : alors que la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse se donne pour but « d’assurer la conservation du patrimoine naturel et de la biodiversité de la réserve », elle autorise la chasse sur 70 % de son territoire. Une chasse qui fait fi de la fragilité du tétras lyre et du chamois de Chartreuse, respectivement classés « quasi menacé » et « vulnérable » en France par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). « C’est le paradoxe de la France : on peut chasser dans quasiment toutes les réserves naturelles, regrette Suzanne Forêt. Nous, on n’a pas notre mot à dire. » Faute d’un moyen de pression sur les chasseurs, le PNR et la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse espèrent réguler les randonneurs : « En tant que réserve naturelle, admet la conservatrice de la réserve, nous n’avons aucun intérêt à ce que la fréquentation grossisse sur ce type de zones. »

Liberté de circuler contre droit de propriété

Reste la question de la propriété privée. La position du gestionnaire du terrain ne semble pas près d’évoluer : « Le règlement d’un loyer non négligeable rend légitime, vous en conviendrez, le fait d’être chez moi et de pouvoir jouir paisiblement de mon bien loué sans être importuné, d’y recevoir qui je veux et d’éconduire qui je ne veux pas, maintient par courriel Philippe Simon, toujours en mettant en copie Bruno de Quinsonas-Oudinot. Les seules personnes pouvant se rendre sur le site sont celles qui me demandent une autorisation préalable, motivée par un intérêt majeur ou scientifique. »

Pourtant, même en l’absence de consentement du propriétaire ou du gestionnaire, de nombreux randonneurs sont persuadés d’avoir la loi pour eux. Ils s’appuient en particulier sur l’ouvrage Les loisirs en espace agricole, de l’universitaire Yvon Le Caro, accessible en ligne, qui soutient que « le droit français autorise le passage du public dans les propriétés privées non closes, au nom du droit de circulation, dès lors qu’il n’y commet aucun dommage ». Comprendre : si le propriétaire n’a pas fermé son terrain par des clôtures, il est possible de passer. Le droit est en réalité plus complexe. Pour Margot Blanchard, avocate spécialisée en droit privé à Grenoble, « la liberté d’aller et venir se heurte au droit de propriété. Si l’intrusion sur ce type de propriété ne sera pas vue comme une violation de domicile et donc non punie pénalement en l’absence de dommage, il y a une obligation légale de quitter le terrain si le propriétaire vous le demande. »

Une arche à contempler… derrière son écran

De leur côté, que peuvent faire les autorités locales pour résoudre ce conflit ? Rien, visiblement : « Le statut en réserve naturelle n’exproprie pas, ne peut pas imposer quelque chose au propriétaire à partir du moment où celui-ci respecte les lois de la réserve », explique Suzanne Forêt, sa conservatrice. Le parc se défend d’utiliser l’image de la tour Percée pour sa communication, et conseille à tous de « contempler l’arche derrière son écran ». Quant aux faits d’agression, « nous avons plusieurs fois fait remonter les informations à Bruno de Quinsonas-Oudinot, rappelle Dominique Clouzeau-Germain, maire de la commune nouvelle Plateau-des-Petites-Roches (Isère), où est situé le domaine de chasse. Mais c’est une affaire de privé à privé, cela concerne la gendarmerie, en tant que maire je n’ai pas de pouvoir là-dessus. »

Éric Rolland, lui, a porté plainte. L’instruction est toujours en cours. Il se souvient avoir eu « très peur » le jour de sa rencontre avec Philippe Simon, et déplore que « les Quinsonas passent dans l’émission de télé “Des Racines et des Ailes”, mais là-haut, ils font la loi ». Malgré les menaces, il est probable que les randonneurs continueront à jouer au chat et à la souris avec les chasseurs pour aller admirer ce joyau du Dauphiné. Revenant sur sa découverte, Pascal Sombardier confie : « Jamais je n’aurais imaginé que ces arches susciteraient un tel engouement. Les merveilles naturelles ont ce pouvoir, elles touchent tout le monde. Je ne trouve pas normal que pour préserver le plaisir de quelques chasseurs fortunés et des intérêts financiers, celle-ci soit cachée. »

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