L’Agence internationale de l’énergie annonce le déclin de nombreux pays pétroliers majeurs
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Le dernier rapport annuel de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) se révèle truffé de références à un déclin imminent de la production de bon nombre des principaux pays producteurs de la planète.
Le message médiatique rassurant qui a émergé des 690 pages du World Energy Outlook 2012, publié la semaine dernière, s’avère un trompe-l’œil. Ce message, dépiauté dans mon post précédent, était un signal d’abondance : les Etats-Unis s’apprêtent à redevenir rois du pétrole grâce au boom des huiles de schiste ; ipso facto, il n’y pas de limites en vue aux ressources d’extraction d’or noir.
Premier indice de ce trompe-l’œil : tout en claironnant l’annonce d’un retour de l’Amérique du Nord à l’autosuffisance pétrolière au cours de la prochaine décennie, l’AIE prévoit subrepticement (page 101) un déclin de la production hors-Opep « peu après 2025 », avec un plateau maximal atteint « après 2015 ».
Déconcertant, si l’on se souvient que les Etats-Unis et le Canada sont, après la Russie, les principaux pays producteurs hors-Opep.
L’hypothèse de résurgence de la production des Etats-Unis émise par l’AIE repose sur le pronostic d’un développement des huiles de schiste et autres réservoirs compacts. Ce développement atteindrait près de 3 millions de barils par jour (Mb/j) dès 2020, soit plus du double de ce qu’anticipe le scénario de référence publié à Washington par l’administration Obama.
Maintenir la production des Etats-Unis nécessitera par ailleurs, selon l’AIE, l’exploitation de nombreux champs pétroliers « restant à découvrir », mais qui devront toutefois fournir l’équivalent de la moitié de la production américaine de pétrole conventionnel restante prévue dans une génération.
Notons que les Etats-Unis constituent sans doute le territoire de la planète où la prospection pétrolière est depuis plus d’un siècle la plus intense et la plus systématique.

Production pétrolière des Etats-Unis par type d’ici à 2035 - World Energy Outlook 2012, Agence internationale de l’Energy
L’AIE confirme par ailleurs son constat historique émis en 2010 : le pic mondial de production du pétrole conventionnel (plus de 80 % de la production totale de brut) a bien été franchi. Un pic atteint au cours des années 2006 à 2008 à 70 Mb/j. L’AIE table désormais sur une production conventionnelle fluctuant entre 65 et 69 Mb/j.
Pas de brutal déclin du brut conventionnel en vue, donc...
... à condition que d’ici à 2035, l’industrie soit capable de compenser l’épuisement de plus de près des deux-tiers des capacités actuelles d’extraction de pétrole brut conventionnel, ou autrement dit, de presque la moitié de la production actuelle totale de brut : environ 40 Mb/j, soit l’équivalent de quatre Arabies Saoudites.
Le rythme de déclin de la production existante tel que l’Agence internationale de l’énergie l’envisage est sensiblement plus lent que celui mis en avant par les compagnies Shell et Total, lesquelles tablent sur le tarissement de l’équivalent de quatre Arabies Saoudites à l’échelle mondiale d’ici respectivement environ dix et quinze ans, et non vingt-trois ans comme l’avance l’AIE.

Production mondiale de pétrole d’ici à 2035 - WEO 2012, AIE
Les signaux préoccupants émis par l’Agence internationale de l’énergie ne s’arrêtent pas là, loin s’en faut.
La production de la « plupart » des principaux pays producteurs hors-Opep devrait décliner, estime l’AIE, « notamment la Chine, la Grande-Bretagne, la Norvège ainsi que la Russie », ou encore le Mexique. Un déclin que ne compensera plus, au-delà de 2025, la forte augmentation anticipée de l’offshore ultra-profond brésilien, des sables bitumineux canadiens et des réservoirs compacts des Etats-Unis.
La Russie incarne l’une des plus grosses mauvaises « surprises ». Actuel deuxième producteur mondial, la Russie est promise, selon l’AIE, à un ralentissement lent mais continu de ses extractions, de 10,6 Mb/j aujourd’hui à 9,2 Mb/j en 2035.
Les ressources supposées de l’océan Arctique seront incapables de compenser un tel déclin : l’AIE « n’envisage pas » que le pétrole offshore du pôle Nord « apporte une contribution importante » à la production mondiale d’ici à 2035.
La Russie fait partie, avec les Etats-Unis, l’Azerbaïdjan et l’Iran, des pays pétroliers les plus anciens. Sa production fait depuis 2007 jeu égal avec celle de l’Arabie Saoudite. Toutefois ses réserves prouvées sont trois fois moins importantes que celles du royaume arabe, premier producteur mondial brut.
Le Kazakhstan constitue l’un des seuls points positifs dans le jeu à somme négative de l’évolution àde la production hors-Opep annoncée par l’AIE. Cette dictature d’Asie centrale alliée de la France (et en particulier du groupe Total) devrait voir passer sa production de 1,6 à 3,7 Mb/j.
Mais les « incertitudes significatives » concernant le démarrage de la production du champ offshore géant de Kachagan pourraient réserver de mauvaises surprises, prévient l’agence. « Incertitude » est peut-être un mot faible, comme on l’a déjà raconté sur ce blog.
Le Mexique figure également parmi les grands pays producteurs anciens dont l’AIE reconnaît le déclin régulier. Amorcé en 2007, ce déclin est entraîné par la chute des extractions du champ super-géant de Cantarell et « d’autres champs matures », note succinctement l’AIE.
La production mexicaine totale devrait reculer inexorablement de 2,9 Mb/j en 2011 à 2,6 Mb/j dès 2020. Un facteur qui devrait compliquer un peu plus le retour promis de l’Amérique du Nord à l’autosuffisance.
La Chine devrait voir ses extractions demeurer « plus ou moins stables aux alentours de 4 Mb/d jusqu’en 2025, avant d’entamer un déclin régulier causé par les limites de ses ressources en pétrole conventionnel, en dépit d’un accroissement de la production offshore, de la liquéfaction du charbon et de la production [future] des réservoirs compacts ».
La Chine produit beaucoup de brut, mais en consomme bien plus encore (9,8 Mb/j en 2011, selon BP). Pour alimenter sa croissance rapide, il lui faudra donc nécessairement poursuivre son offensive tous azimuts sur les fronts de l’or noir, de l’Irak au Canada en passant l’Afghanistan ou le Soudan : forte de ses immenses réserves de devises, la Chine risque de limiter de plus en plus l’accès des autres pays importateurs à l’offre de brut.
Grande-Bretagne - Norvège. La production pétrolière de la mer du Nord va poursuivre, selon l’AIE, l’inéluctable dégringolade amorcée au début des années 2000, sapant de plus en plus la situation économique et géostratégique du vieux continent.
L’Opep maintenant. Les membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, qui contrôlent près des 3/4 des réserves prouvées encore disponibles, n’offrent guère de perspectives plus consistantes, ni plus sûres.
L’AIE répercute un diagnostic unanime : à mesure qu’un à un, les principaux champs pétroliers de la planète s’épuiseront (au cours de la première moitié de ce siècle, d’après la banque HSBC), les ultimes pièces de l’échiquier pétrolier se dresseront en son centre : autour des pays membres de l’Opep, et en premier lieu dans le golfe Persique.
L’Irak confirme sa position d’unique membre de l’Opep capable d’accroître ses extractions de manière importante. L’AIE ne fait cependant pas mystère des vastes difficultés politiques, techniques et financières qui pèsent sur les compagnies pétrolières engagées dans ce pays-clé.
L’Arabie Saoudite. L’AIE table sur un recul, modéré mais durable, des exportations de la « banque centrale du pétrole » : de 11,1 Mb/j en 2011 à 10,8 Mb/j en 2025, en passant par un étiage à 10,6 Mb/j en 2020.
L’Agence internationale de l’énergie justifie ce pronostic, inattendu de sa part, en faisant état de « considérations » des chefs de la maison des Saoud ayant trait « à long terme, à la déplétion des ressources [en brut] et, à court terme, à la gestion du marché ».
Concernant le court terme, l’AIE fait allusion à l’accroissement attendu de la production « de l’Irak et d’autres » pays producteurs, et à la volonté de l’Arabie Saoudite de faire en sorte de maintenir un prix du baril élevé (sur ce point, Riyad a peu de soucis à se faire, martèle par ailleurs l’Agence internationale de l’énergie).
La volonté affichée par le roi Abdallah de préserver sur le long terme les réserves d’or noir saoudiennes a été présentée sur ce blog.
L’AIE n’omet pas l’explosion de la demande intérieure de l’Arabie Saoudite (également exposée sur « oil man ») parmi les facteurs qui risquent de restreindre durablement les capacités d’exportation du premier producteur mondial de pétrole.
Au delà de 2025, la production saoudienne pourrait être relancée, et atteindre 12,3 Mb/j.
L’AIE précise cependant que « presque la moitié » de cet accroissement lointain serait constituée par des gaz naturels liquides (NGL, pour Natural Gas Liquid), autrement dit essentiellement du propane.
Les NGL ne peuvent pas, pour bon nombre des principaux usages des hydrocarbures, être substitués au pétrole liquide classique. En particulier, seules les molécules de NGL les plus lourdes (environ un tiers de la production) peuvent servir de complément à la production de carburant liquide.
L’Iran constitue avec la Russie l’autre mauvaise « surprise » majeure. Les auteurs du World Energy Outlook 2012 pronostiquent un déclin important et prolongé des extractions du quatrième producteur mondial : de 4,2 Mb/j en 2011 à seulement 3,2 Mb/j en 2015, puis 3,3 Mb/j en 2020.
L’Iran serait incapable de revenir à son niveau de production de 2011 avant... 2035.
L’Agence internationale de l’énergie décrit l’état de fait induit par les sanctions économiques des Etats-Unis et de l’Union européenne contre Téhéran, sanctions qui obligent depuis plusieurs mois l’industrie pétrolière iranienne à restreindre ses extractions :
« Les pertes de revenus ainsi que l’accès encore plus limité à la technologie et aux capitaux [provoqué par les sanctions] devraient rapidement transformer cette chute de production en une chute des capacités de production en elles-mêmes, [chute] dont le pays mettra des années à se remettre. »
Un déclin prolongé des capacités de production iraniennes est redouté depuis longtemps par de nombreux experts pétroliers. En grevant les possibilités techniques de relancer la production de l’Iran une fois que les sanctions seront éventuellement levées, les Etats-Unis et l’Union européenne viennent-ils d’amorcer un processus peut-être irréversible ?
L’année 2012 sera-t-elle celle du pic pétrolier terminal de l’Iran, trente-six ans après son pic principal, intervenu à l’époque du shah, en 1976, entre les deux choc pétroliers des années soixante-dix ?
Le montant des réserves de brut dites « prouvées » - et invérifiables cependant - déclarées par Téhéran, 151 milliards de barils, semble encore colossal, mais ce montant apparaît sujet à caution. Et la géologie du pétrole d’Iran est réputée délicate.
L’explosion de la consommation iranienne d’énergie joue par ailleurs, comme en Arabie Saoudite, un rôle problématique. « L’augmentation de la demande [iranienne] de gaz naturel destinée à la production électrique et à l’industrie a (...) restreint les possibilités d’injecter du gaz dans les champs de pétrole pour en améliorer les débits », indique l’AIE.
Au Koweït, les perspectives « demeurent incertaines ». Les nouveaux champs susceptibles d’être développés contiennent du pétrole lourd de mauvaise qualité, car riche en soufre. L’AIE table sur une stagnation de la production jusqu’en 2030, en dépit des projections beaucoup plus optimistes mises en avant par les dirigeants du cinquième producteur du golfe Persique.
Les Emirats arabes unis devraient voir leur production stagner jusqu’en 2030 à 3,4 Mb/j, avant de connaître éventuellement un accroissement à 3,7 Mb/j en 2035.
L’essentiel des capacités nouvelles de production sera constitué de NGL, annonce l’AIE.
Le Qatar, cher aux supporters du Paris Saint-Germain ainsi qu’à bien des militants islamistes radicaux, présente lui aussi une situation symptomatique de l’automne du pétrole, où les meilleurs fruits ont déjà été cueillis et dévorés tout crus, tandis que les fruits médiocres qui restent sur l’arbre ne peuvent être consommés sans au préalable être savamment nettoyés et transformés en compote :
le petit émirat du golfe Persique devrait voir sa production de pétrole conventionnel décliner, tandis que sa production de gaz naturel (NGL et gas-to-liquid) devrait encore pouvoir être accrue, d’après l’AIE.
Au Venezuela, la production de pétrole conventionnel devrait « poursuivre son déclin jusqu’en 2020, en partant 2,1 Mb/j en 2011 pour se stabiliser à 1,3 ou 1,4 Mb/j ». Ce pic du pétrole conventionnel est inévitable « sans une évolution majeure du climat politique ». L’AIE juge le régime d’Hugo Chavez hostile aux compagnies pétrolières étrangères.
Toutefois le déclin du pétrole conventionnel pourra être plus que compensé, estime l’AIE, par un prochain décollage très rapide de l’exploitation des immenses ressources du Venezuela en pétroles extra-lourds.
La production des pétroles extra-lourds de la ceinture du fleuve Orénoque, dans laquelle le groupe français Total investit depuis longtemps, reste pour l’heure limitée à 0,6 Mb/j. Un développement rapide de ces produits pétroliers non-conventionnels nécessite encore la construction de gigantesques installations de raffinage adéquates.
Le Nigeria, premier producteur d’Afrique, se dirige, lui aussi, vers un déclin de la production, de 2,6 Mb/j en 2011 à 2,4 en 2020.
La production pourrait ensuite connaître un modeste accroissement, « à condition que les investissements nécessaires puissent être accomplis » malgré de nombreuses difficultés politiques et des contraintes techniques rappelées par l’AIE.
L’Angola devrait voir sa production stagner jusqu’en 2035, « à condition que les nouvelles découvertes en offshore profond soient suffisantes pour compenser le déclin des champs existants »...
En Libye, « tandis que les champs existants entrent dans leur phase de déclin, l’accroissement de la production dépendra de nouveaux champs et du succès des efforts d’exploration, qui avaient été accrus entre 2007 et 2011, mais qui ont donné jusqu’ici des résultats décevants ».
L’Algérie « fait face à des problèmes similaires [à ceux rencontrés par la Libye], problèmes accompagnés d’une chute des découvertes, qui ont entraîné un lent déclin de la production depuis 2007 ».
L’AIE envisage une stagnation de la production de la Libye et de l’Algérie au moins jusqu’en 2020. Et au mieux.

Production pétrolière de l’Opep - « New policies scenario » - WEO 2012, AIE
L’Equateur, le plus humble des membres de l’Opep, s’ajoute à la longue liste des pays engagés, d’après l’AIE, sur le chemin d’un déclin de la production... à moins que le gouvernement de ce Etat d’Amérique du Sud renonce à interdire l’exploitation des pétroles lourds de son parc naturel de Yasuni.
Le président équatorien Rafael Correa propose depuis 2007 aux pays importateurs d’aider financièrement Quito afin de permettre à la petite nation andine de continuer à fermer l’accès du parc de Yasuni aux compagnies pétrolières, au nom de la préservation du climat et de la forêt amazonienne.
Plusieurs collectivités locales françaises de gauche, notamment les conseils régionaux de Rhône-Alpes et d’Ile-de-France soutiennent cette initiative, baptisée Yasuni ITT.
Le ministre français du développement, l’écologiste Pascal Canfin, souhaite que Paris contribue au financement de l’initiative de l’Equateur, relate Libération.
L’exploitation des hydrocarbures du parc de Yasuni « pourrait aider - si elle est autorisée - à stabiliser la production [de l’Equateur], au moins à moyen terme », estime l’AIE, qui souligne que l’initiative Yasuni ITT n’a pour l’heure permis de collecter que « moins 120 millions de dollars »...
En résumé, l’AIE prévoit une stagnation quasi imminente puis un déclin « peu après 2025 » de la production hors-Opep, laquelle constitue 57 % de la production totale actuelle ; pour l’Opep, l’accroissement serait limité à moins de 5 Mb/j d’ici à 2025, essentiellement grâce à l’Irak - un pays... compliqué.
L’ensemble du pronostic est tributaire d’une capacité incertaine à compenser le déclin des extractions de très nombreux champs parvenus à « maturité » (les plus anciens, les plus vastes, les plus aisés à exploiter), en ayant recours à des champs « restant à découvrir » ainsi qu’à des pétroles non-conventionnels aux propriétés médiocres, plus lourds ou au contraire plus légers que ce qu’il est convenu d’appeler du « pétrole ».
L’Agence internationale de l’énergie, institution émanant de l’OCDE installée le long de la Seine à Paris, financée principalement par les Etats-Unis et manifestement placée sous l’influence étroite de Washington durant les années Bush, reconnaît désormais le fondement du problème du pic pétrolier en des termes identiques à ceux employés depuis plus de dix ans dans de nombreuses analyses dites « pessimistes ».
Le World Energy Outlook 2012 indique :
« Le nombre de champs pétroliers qui ont été découverts, ainsi que leur taille moyenne, déclinent depuis plusieurs décennies (avec un retournement modéré au cours des dernières années). La plupart des champs pétroliers super-géants (...) ont été découverts avant les années 1970 (...), et le rythme de production a largement dépassé il y a de nombreuses années celui des découvertes [les courbes de production et de découvertes annuelles se sont croisées au milieu des années 1980, ndlr]. »
Mais l’Agence internationale de l’énergie poursuit :
"Est-ce que cela veut dire que les découvertes seront tout simplement insuffisantes pour permettre une augmentation continue de la production, telle que celle que nous projetons (...) et qu’un déclin rapide est imminent ?
La réponse simple est : non."
Il me paraît nécessaire et urgent de mettre cette conclusion en doute.