La Loire, héroïne d’une bande dessinée poétique et sensible

La BD d'Étienne Davodeau est un hommage à la Loire et ses alentours, son lieu de vie depuis toujours. - © Mathieu Génon / Reporterre
Durée de lecture : 7 minutes
Dans la bande dessinée « Loire », Étienne Davodeau brosse le portrait d’une femme mais surtout celui d’une rivière – le fruit d’un long compagnonnage. L’auteur y exprime une écologie sensible, qui « passe par le corps ».
Saint-Jean-de-la-Croix (Maine-et-Loire), reportage
« Il a dû faucher, ce n’était pas là la semaine dernière. » À longues enjambées dans l’odeur de l’herbe coupée, Étienne Davodeau dépasse un petit pré blond, où des aigrettes déambulent entre les bottes de foin. Quelques vaches se lèvent, l’air inquiet. La prairie descend en pente douce vers la Loire, jusqu’à se fondre dans une roselière. Trois bonds, et c’est le doux clapotis des eaux grises du fleuve, où oscille une antique barque verte.
« En face, c’est La Pointe, un petit hameau qui dépend de la ville de Bouchemaine, désigne le dessinateur. Ici, nous sommes sur une île, au sens géographique du terme, puisque nous sommes entourés par la Loire et l’un de ses bras, le Louet. »
Ici, c’est aussi le cadre de la maison du passeur, le lieu principal de sa nouvelle bande dessinée Loire, à paraître le 4 octobre. Dans cette fiction, Louis, la soixantaine, arrive dans cette maison où il a vécu en couple avec une certaine Agathe, de longues années auparavant. Là, pas d’amour de jeunesse, mais un couple qu’il ne connaît pas. Puis arrivent Jalil, Suzanne et Nicolas, qui ont eux aussi partagé la vie d’Agathe. Mais Agathe manque toujours.

À première vue, pas grand-chose à voir avec l’écologie. Il y a bien quelques petites touches de vert par-ci par-là : Laure, la fille d’Agathe, a quitté un emploi dans l’industrie aéronautique pour devenir maraîchère, après que certains de ses proches ont combattu le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ; l’avion de Jalil a été bloqué par des activistes climat qui avaient envahi le tarmac ; une centrale nucléaire – celle de Belleville-sur-Loire – enlaidit une berge…
Qu’on ne s’y trompe pas : le véritable personnage principal de cette histoire n’est ni Louis, ni cette mystérieuse Agathe, mais bien la Loire. Ou même « Loire », comme a choisi de l’appeler Étienne Davodeau. « La présence d’un article défini devant un nom désigne un objet. Ainsi, la Loire serait un objet. Sans son article, Loire devient autre chose », explique le dessinateur. Une personnalité à part entière ?
Et si la Loire était dotée d’une personnalité juridique ?
La lecture du livre Le fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire (Les liens qui libèrent, 2021), de Camille de Toledo, a contribué à l’écriture de la BD. Cet ouvrage relate les travaux d’un groupe de chercheurs, de professionnels (urbanistes, juristes, pêcheurs), d’artistes, d’élus et de riverains pour une meilleure représentation des entités non-humaines de la Loire — sa faune et sa flore notamment.
Et si ces dernières pouvaient témoigner des violences et des outrages endurés ? Se défendre en attaquant leurs persécuteurs en justice ? La perspective n’est pas si invraisemblable : le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande et la rivière Atrato en Colombie ont été dotés il y a plusieurs années déjà d’une personnalité juridique.
En Europe, le processus avance pour le Rhône, la Seine et le Tavignanu en Corse. « Concernant la Loire, ce serait un chantier majeur. Le fleuve fait plus de mille kilomètres et traverse une dizaine de départements. Si un jour ça arrivait, ce serait une révolution dans notre perception du monde. C’est enthousiasmant », rêve Étienne Davodeau.
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Lui n’est pas juriste, et indique qu’il ne s’avancera pas davantage sur ce terrain. Mais il gardera la Loire comme cadre de réflexion, d’autant plus naturellement qu’elle est son lieu de vie depuis toujours. « Je suis né à Botz-en-Mauges, un petit village du sud-ouest du Maine-et-Loire. On vivait sur la Loire, on allait y pêcher… » raconte Étienne Davodeau.

Après quelques années d’exil, le dessinateur et son épouse Françoise emménagent dans une petite maison dans le village de Saint-Jean-de-la-Croix, cernée par la Loire et le Louet. « Quand les deux étaient en crue en même temps, on n’était plus reliés à la civilisation que par un fin cordon routier. Une nuit où Françoise était enceinte de huit mois et demi, je me suis dit que si les choses devaient se faire maintenant, ce serait en Zodiac ! »
Aujourd’hui, le couple vit un peu plus loin, dans les coteaux du Layon. Mais le dessinateur continue à arpenter la Loire chaque semaine, à pied, à vélo, et même à l’occasion en kayak ou en bateau.
Ce compagnonnage de plusieurs décennies — Étienne Davodeau a 58 ans — a participé à sa prise de conscience écologique. « J’ai grandi dans un monde où la question écologique n’existait pas, raconte-t-il. Dans les années 1970, la modernisation était perçue comme naturelle, dans le sens du progrès. »

Mais il a vu le fleuve se transformer avec le changement climatique. « Nous sommes fin juin et la Loire est quand même assez basse, avec pas mal de bancs de sable apparents. C’est le niveau qu’elle a habituellement dans un mois, un mois et demi, en plein cœur de l’été. Il a très peu plu, et il n’y a pas de pluie annoncée pour les prochains jours », observe-t-il. C’est cette acuité, cette attention-là qu’il espère encourager chez ses lectrices et ses lecteurs : « On ne peut plus seulement considérer la Loire comme belle et utile. »
Son écologie demeure néanmoins sensible, hédoniste et désaltérante. Comme la première gorgée de La Piautre, une bière locale, qu’il nous invitait à déguster à la guinguette du port de la Possonnière, à quelques kilomètres de là. Dans la chaleur de plus en plus intense, une légère odeur de vase imprègne l’atmosphère.
« L’écologie, c’est concret, ça passe par le corps »
Ici, la Loire hésite entre ses caractères aquatique et bucolique. Des toues cabanées, ces petits voiliers de bois sombre typiques de la Loire, ont jeté l’ancre juste à côté d’une prairie couverte de petites fleurs jaunes. Il y a Grand Courlis, Petite Françoise, Le chêne rossignol… À l’intérieur de l’une d’elles, on entraperçoit une authentique vieille gazinière en émail blanc. « L’écologie, c’est politique, mais pas théorique, extrêmement concret au contraire. Ça passe par le corps », philosophe le dessinateur.
Comme le corps de Louis, qu’il offre au fleuve, nu, pour une longue nuit de dérive sous les étoiles. Les corps qui éprouvent les petits vins de Loire dans des verres qui s’entrechoquent, la fluidité de l’air sous les ailes tendues d’un balbuzard pêcheur, la rugosité du tronc de l’arbre au pied duquel ont été répandues les cendres d’Agathe.
Des pages entières consacrées à la dureté implacable de l’eau
Mais aussi la dureté implacable de l’eau qui saisit et ne rend pas — quand un ancien amant d’Agathe atteint d’un cancer incurable patauge dans le fleuve jusqu’à disparaître, quand Agathe y dépose le cadavre d’une biche blessée qu’elle a achevée de ses mains, une nuit de crue.
Cette douceur et cette âpreté ligériennes, Étienne Davodeau les décrit dans de longues séquences d’images panoramiques muettes, qui couvrent des pages entières de sa BD. « Colorées à l’aquarelle et à l’eau de Loire », précise-t-il avec un sourire en coin.
S’il se démarque sur le fond comme sur la forme de son précédent livre, Le droit du sol, consacré au projet d’enfouissement des déchets radioactifs Cigéo dans la Meuse, Loire en est la « suite logique », insiste le dessinateur.
« Les deux parlent du rapport aux éléments, à la nature, au respect qu’on a pour elle ou pas et à la manière dont on en dépend absolument. » De manière peut-être un peu moins clivante, reconnaît-il. Mais il y aborde aussi une question nouvelle, celle de l’ancrage. « Ce qui compte, c’est d’être bien où l’on est. C’est l’inverse d’une revendication territoriale ou d’un nationalisme étroit, ou même d’un régionalisme folklorique, qui sont des concepts périmés et dangereux. C’est la façon dont nous dépendons d’un lieu, que ce soit la Loire ou ailleurs. »
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![]() © Mathieu Génon / Reporterre
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Loire, d’Etienne Davodeau, aux éditions Futuropolis, octobre 2023, 104 p., 20 euros. |