« Le front était dans mes champs » : en Ukraine, des paysans dévastés

Le couple de fermiers Oleg et Natalia souhaite reprendre son activité agricole, mais il faudrait selon eux environ sept ans pour retrouver leur production d’avant-guerre. - © Ines Gil / Reporterre
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Ukraine Agriculture Monde ArméeOccupation, bombardements, mines... Les agriculteurs ukrainiens de Kherson ont payé un lourd tribut à l’invasion russe. Entre espoir et désillusion, la relance est dure.
Oblast de Kherson (Ukraine), reportage
« Un missile russe Iskander, en plein milieu de mon champ. » Tête baissée, le pas lourd, Oleg Novobranets avance, accompagné de son épouse Natalia, vers l’engin massif écrasé à quelques mètres de leur maison. « C’était au début de l’invasion [de la Russie en Ukraine, en février 2022]. Attention, il peut encore exploser. » Non loin, les vitres de leur van ont été éclatées par le souffle des missiles. Un tracteur noirci par le feu gît dans les mauvaises herbes. « Des années d’économies parties en fumée », se désole Natalia.

En bordure de Kherson, la petite ferme du couple d’agriculteurs porte les stigmates de l’invasion. Aux débuts de la guerre, les combats ont fait rage dans leurs champs. Les Russes, qui avançaient à une vitesse éclair, se sont emparés de l’oblast de Kherson (division administrative issue de l’ex-URSS) en quelques jours. Malgré le danger, le couple a refusé de partir, la vie sous occupation a alors commencé. « Sur huit familles, nous sommes les seuls agriculteurs du coin à être restés. Nous n’avions pas le cœur à abandonner la ferme. »

Solidaire de la cause ukrainienne, Oleg a été arrêté par les Russes en septembre 2022. « Ils m’ont torturé à plusieurs reprises », confie-t-il, la voix tremblante. Il a été libéré en mars, après avoir débuté une grève de la faim. De retour dans la ferme, alors que les Ukrainiens ont libéré Kherson, il a souhaité reprendre son activité d’agriculteur. Mais il a rapidement été rattrapé par la guerre. « Nous plantions des semences de blé avec quelques ouvriers, quand nous avons découvert une mine posée par les Russes. » Depuis, ses champs n’ont pas été déminés. « Je ne veux pas de blessés, j’ai dû me résoudre à arrêter l’agriculture pour un moment. »
Une explosion éclate dans les airs. Les missiles menacent encore la petite ferme, car depuis la libération de Kherson par les Ukrainiens, en novembre 2022, les Russes se sont repliés derrière la rive sud du Dniepr. À quelques kilomètres, seul le fleuve sépare l’armée russe de la ville de Kherson. Natalia fait sortir une dizaine de chèvres d’un enclos. « Le lait des chèvres, ainsi qu’un petit terrain où je cultive des tomates et des patates, nous aident à tenir le coup », dit-elle. Mais son troupeau n’est pas à l’abri du danger. « Une chèvre a été tuée par une mine il y a quelques semaines. »

Nouvelle salve d’explosions. Oleg pose son regard sur le puits qui sert à alimenter la ferme en eau. « La destruction du barrage de Nova Kakhovka [début juin] a été un désastre de plus dans nos vies. » Avant la catastrophe, que la Russie est soupçonnée d’avoir provoquée, de nombreux agriculteurs de Kherson dépendaient du barrage pour irriguer leurs cultures. « Dans les mois, voire les années à venir, nous allons manquer d’eau pour arroser les champs. Avec Natalia, nous puisions dans les nappes phréatiques. Avant la destruction du barrage, on pouvait atteindre l’eau à 27 mètres de profondeur. Maintenant, il faut aller jusqu’à 40 mètres. »
« La ligne de front se trouvait dans mes champs »
Oleg et Natalia s’installent dans leur cuisine et remplissent des verres de lait de chèvre, « le remède pour l’immortalité », ironise Oleg en buvant une gorgée. « Cela me prendra environ sept ans pour retrouver ma production d’avant-guerre. J’ai 54 ans. J’ignore encore ce que je vais faire. » Même s’il redémarre son activité, ses cultures pourraient être infectées après la destruction du barrage. « Avec les animaux morts dans l’eau, beaucoup de bactéries se sont propagées. Sans compter les centaines de litres de pesticides qui ont été emportés et qui polluent les eaux. »

Avant l’invasion russe, la région de Kherson, ensoleillée et riche en eau, constituait le grenier de l’Ukraine. L’oblast alimentait le reste du pays en tomates, blé, riz, maïs et tournesol. La culture de la pastèque avait fait du fruit l’emblème de Kherson. Mais début mars 2022, l’occupation russe de l’oblast de Kherson a porté un premier coût à l’agriculture, provoquant la fuite de nombreux paysans et mettant à mal les circuits de vente vers le reste de l’Ukraine.
Pour ce secteur déjà fragilisé, la destruction du barrage a porté un coup fatal, selon Sergey Khlan, membre du conseil régional de Kherson. « À court terme, la destruction du barrage va entraîner une baisse rapide de la production agricole, et donc un nouvel exode des agriculteurs et de la main-d’œuvre vers des régions où les conditions sont meilleures. » Sur le long terme, « certaines cultures disparaîtront, et cette région ne sera plus capable de fournir des semences au reste de l’Ukraine ».

De l’autre côté du Dniepr occupé par les Russes, les agriculteurs souffrent encore davantage de la catastrophe de Nova Kakhovka. Les terres, plus basses que sur la rive droite, ont été davantage inondées par les eaux. Il est néanmoins impossible de constater les dégâts dans ces territoires contrôlés par les Russes. Entrer en contact avec des agriculteurs restés sur place pourrait les mettre en danger.
Les agriculteurs s’organisent
À une trentaine de kilomètres de Kherson, sur la route de Mykolaïv, la bourgade de Posad-Pokrovske s’est transformée en champ de ruines. Reliques des combats passés, les petites maisons de campagne dévastées par les explosions sont recouvertes de bâches en attendant la reconstruction. « La ligne de front se trouvait dans mes champs », dit Volodymyr Tenyk.

Il embarque dans son fourgon et roule le long des plantations. Avec une surface de 2 000 hectares, ses terres s’étalent sur les oblasts de Kherson et de Mykolaïv. Jusqu’au mois de novembre, une partie était sous contrôle russe, l’autre sous contrôle ukrainien. « Des milliers de mines ont été posées par les Russes avant leur départ, assure-t-il en montrant sur son téléphone les photos des engins découverts. Environ un tiers de mes terres sont inutilisables. Parce qu’il y a encore des mines, mais aussi à cause du manque d’eau. »

Il arrête soudainement le fourgon devant le canal traversant son champ. « Habituellement, à cette période de l’année, il est rempli d’eau. Mais les Russes ont détruit les canaux d’irrigation avant leur fuite. Cela limite les réserves disponibles pour les agriculteurs du coin. » Volodymyr privilégie aujourd’hui la culture des tournesols, peu demandeurs en eau. À quelques mètres, des ouvriers installent des systèmes d’irrigation au goutte à goutte. « Les réserves sont limitées, mais il nous reste la rivière Inhoulets, un affluent du Dniepr. »
L’agriculteur semble l’ignorer, ces eaux pourraient être polluées depuis la destruction du barrage de Nova Kakhovka. « Les sols ont été contaminés par des produits phytosanitaires chimiques emportés par les inondations, précise Pavlo Bulanovich, directeur du département de l’écologie et des ressources naturelles de l’administration régionale de l’État d’Odessa. Plus de 1 000 tonnes d’eau contaminée ont atteint les rives de la rivière Inhoulets. »

Volodymyr reprend la route. Sur un petit terrain, des bâtiments massifs ont été dévastés par le feu des missiles. « Bienvenus dans ma ferme », ironise l’agriculteur. Durant les combats avec l’armée ukrainienne, des drones russes ont détruit le hangar où ses machines agricoles étaient stockées. « Mes tracteurs sont partis en fumée. Cela représente environ 700 000 euros de pertes », se désole-t-il. Mais Volodymyr s’estime chanceux : « Au moins j’ai encore de l’eau pour arroser les champs. À proximité directe du Dniepr, la destruction du barrage a affecté plus de 200 000 hectares de terres. Les agriculteurs ne peuvent plus travailler. Leur seul recours, c’est de partir. »
Après plus d’un an de guerre, et au lendemain de la catastrophe de Nova Kakhovka, l’agriculture a presque disparu de l’oblast de Kherson. Dans la région voisine de Mykolaïv, elle aussi ensoleillée et riche en eau, des agriculteurs commencent à prendre le relais. L’oblast pourrait devenir le nouveau grenier de l’Ukraine.