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EnquêteMines et métaux

Le lithium, nouvel eldorado latino

Le marché mondial du lithium, métal stratégique pour la décarbonation des économies, est concentré dans les mains de quelques acteurs. Les pays sud-américains, parmi les premiers producteurs mondiaux, devraient profiter de cette situation.

[2/3] Le lithium, l’or blanc de l’économie « verte » ? - C’est la star de la transition énergétique : le lithium, surnommé « or blanc ». Métal indispensable à la construction des batteries des véhicules électriques, ses ressources sont pourtant loin d’être infinies, comme l’a montré le premier volet de notre enquête. Les conséquences environnementales de son extraction sont encore très peu étudiées, et son recyclage, s’il est envisagé, serait très énergivore. Une enquête réalisée en partenariat avec l’émission « La Terre au carré » de France Inter.



Présent partout dans notre quotidien, le lithium n’apparaît toutefois nulle part dans les négociations internationales sur le climat. « La COP26 n’a que très peu abordé le sujet, dit à Reporterre Emmanuel Hache, ingénieur économiste et prospectiviste à l’IFP Énergies nouvelles (IFPEN). La thématique des matériaux stratégiques est complètement ignorée des discussions internationales sur le climat, alors qu’elle constitue l’un des enjeux de la transition énergétique. » La lutte contre le dérèglement climatique par la décarbonation des économies s’accompagnera en effet d’une explosion de la demande en métaux, comme l’a souligné l’Agence internationale de l’énergie (AIE) en mai dernier. À la différence des autres métaux stratégiques, le marché mondial du lithium est relativement nouveau : peu d’acteurs y participent et les soubresauts des prix sont fréquents, ce qui complique son développement.

Du côté de l’offre, cinq entreprises dominent aujourd’hui le marché du lithium : les étasuniennes Albemarle et Livent, la chilienne SQM, et les chinoises Tianqi Lithium et Ganfeng totalisent plus de 80 % des parts de marché. Ce métal est exploité dans une poignée de pays seulement, avec pour principaux producteurs l’Australie, le Chili, la Chine et l’Argentine [1]. Dans les pays producteurs qui pratiquent le « laisser-faire » économique, les multinationales dominent le marché, davantage soumis aux règles de la géoéconomie qu’à celles de la géopolitique.

L’entreprise chilienne SQM, dans le Salar d’Atacama où est extrait le lithium. © Marion Esnault/Reporterre

Manquera-t-on de lithium dans les années à venir ? « Non », répond Emmanuel Hache : « Selon les travaux qu’on mène depuis quatre ans à l’IFPEN, le métal le plus contraint de la transition énergétique, c’est le cuivre. On devrait consommer environ 90 % des ressources mondiales existantes à l’horizon 2050. Après, c’est l’aluminium (87 %) et ensuite le cobalt (83 %) et le nickel (60 %). Le lithium, lui, représente près de 30 % des ressources mondiales consommées. Le lithium n’est pas le métal le plus important pour la transition écologique. Dans notre jargon, on dit : “Petits métaux, petits problèmes. Gros métaux, gros problèmes.” Et le lithium est un petit métal. En 2019, sa production mondiale était d’environ 80 000 tonnes contre 20 millions de tonnes de cuivre. »

Le lithium ne serait donc pas vraiment cet « or blanc » tant convoité. Nous en avons besoin, certes, sa production montera en flèche, mais au même titre que d’autres métaux. Du fait des petits volumes produits (par rapport au cuivre par exemple) et des prix relativement bas du métal brut, les bénéfices tirés du lithium resteront modérés.

Du côté de la demande, peu d’acteurs également. En 2018, trois pays concentraient 70 % des importations de carbonate de lithium [2], selon le rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) : la République de Corée (458 millions de dollars), la Chine (362 millions de dollars) et le Japon (317 millions de dollars).

La demande en lithium est corrélée au développement des économies décarbonées. Dans ce domaine, le pétrole mène toujours la danse géopolitique : l’innovation dans la transition énergétique est directement concernée par le prix des énergies fossiles, et particulièrement du pétrole, comme le démontre une étude de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et de l’IFPEN publiée en 2020 : un prix relativement bas des hydrocarbures rend moins rentables les investissements dans la transition énergétique.

« Avec ces métaux, nous restons dans une tactique extractiviste, dit Philippe Bihouix, ingénieur et auteur de nombreux essais sur les ressources minérales. Ça reste du “business as usual”. » Tout dépendra selon lui des politiques adoptées à l’avenir : « Choisira-t-on d’avoir un parc de transport 100 % électrifié ? Pour quels véhicules ? Veut-on des petites voitures avec une autonomie faible ou des grosses automobiles qui permettent de partir en vacances sans s’arrêter à la station de recharge ? Ces choix n’impliqueront pas les mêmes besoins et ne créeront pas les mêmes pressions internationales. »

Extraction du lithium dans le Salar d’Atacama (Chili). © Marion Esnault/Reporterre

La Chine, un acteur central

Dans le jeu géoéconomique entre pays producteurs de matières premières et pays consommateurs, la Chine fait exception. Comme Reporterre l’expliquait dans la première partie de cette enquête, si l’Argentine, le Chili et la Bolivie — le « Triangle de l’or blanc » — ont les plus grandes ressources de lithium au monde, l’Australie en reste le premier producteur, suivi par le Chili et la Chine (la Bolivie n’ayant pas encore les moyens d’extraire son lithium). Et dans la construction de batteries et de voitures électriques, les compagnies chinoises ont monté en puissance. À tel point que la Chine est présente dans toutes les étapes de la transformation du lithium. Elle concentre 50 à 70 % du raffinage, note l’AIE dans son rapport. Un résultat en partie dû à la stratégie chinoise du Going Out Policy, qui, dès 1999, a poussé ses propres entreprises à investir massivement à l’étranger, notamment dans les concessions minières et les entreprises de la filière du lithium en Amérique du Sud. Jusqu’à 2018, le géant asiatique a donc progressivement freiné l’extraction de son propre lithium, ménageant ses réserves stratégiques.

Un drapeau des peuples des Andes, dans le Salar d’Atacama (Chili) où est extrait le lithium. © Marion Esnault/Reporterre

Les enjeux pour l’Amérique du Sud

Les pays d’Amérique du Sud tireront-ils profit du marché du lithium ? Pour l’heure, ils ne sont présents qu’au début de la chaîne de valeur : l’extraction et la transformation du métal. Les maillons suivants de cette chaîne, les plus rentables, sont aux mains des acteurs asiatiques. « L’Asie a accaparé la consommation du lithium en développant la deuxième et troisième étape de son industrialisation : la fabrication de batteries et de véhicules électriques, explique Telye Yurish, un économiste de la fondation chilienne Terram, qui s’interroge sur les conséquences et les défis de l’industrie du lithium. Les pays d’Amérique du Sud sont absents dans cette phase. Nous continuons à être les fournisseurs de la matière première à laquelle nous n’apportons aucune valeur ajoutée. »

« La tension actuelle [sur le marché du lithium] implique une forte compétitivité entre les différents pays qui se partagent les réserves de lithium, explique Telye Yurish. Celui qui s’en sortira le mieux, c’est celui qui vendra le moins cher, le plus rapidement possible. » Pour tirer profit de leur richesse minière importante, les pays d’Amérique du Sud devront développer les autres maillons de la chaîne de production de voitures électriques. « De réels efforts devront être déployés afin de tirer pleinement profit de cet atout, en procédant notamment aux investissements voulus, sachant que le lithium est une ressource non renouvelable qui n’occupe qu’une place modeste dans la chaîne de valeur globale [des véhicules électriques] », explique Maria Eugenia Sanin, maîtresse de conférences en économie à l’université d’Évry.

Attention aussi à la « malédiction des ressources » : « Certains pays riches en pétrole y sont parfois confrontés, dès lors que l’ensemble de l’économie nationale repose sur les recettes provenant de l’extraction, du raffinage et de l’exportation de cette richesse, ajoute Maria Eugenia Sanin. Il n’est pas rare que cette industrie mobilise la totalité des capitaux d’investissements et de la main-d’œuvre qualifiée des pays concernés, au détriment des autres secteurs et du système économique dans son ensemble. »

Derrière cette volonté des pays du Sud d’investir dans la chaîne de valeur du lithium se cache aussi la question de la justice climatique. Au Chili, dans la région de San Pedro de Atacama, tout près du salar d’Atacama où est extrait le lithium, Ramon Monardez, de l’Observatoire plurinational des salars andins (Opsal), s’inquiète du fait que les habitants n’aient pas conscience d’être affectés par le dérèglement climatique. « Ici, je n’ai jamais entendu personne se considérer comme victimes du dérèglement climatique, indique-t-il à Reporterre. Le Chili fournit au monde entier la matière première pour réduire les gaz à effet de serre tout en aggravant une situation banalisée. Le pays connaît des épisodes de pluies diluviennes, des coulées de boues destructrices et a de grands problèmes d’accès à l’eau. » Des questions qui risquent de complexifier davantage les rapports entre les différents acteurs : les principales zones où sont extraits lithium, cuivre, cobalt et autres se situent dans des régions qui connaissent déjà un fort stress hydrique.


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