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Grands projets inutiles

Lyon-Turin, un conflit sur toute la ligne

François Hollande et Matteo Renzi, le premier ministre italien, ont signé un accord sur le tunnel ferroviaire Lyon Turin. Négligeant les cas avérés de conflits d’intérêt qui gangrènent ce projet.

Le 23 août 2013 le premier ministre Jean-Marc Ayrault signait un décret au Journal officiel déclarant « d’utilité publique et urgents les travaux nécessaires à la réalisation de l’itinéraire d’accès au tunnel franco-italien de la liaison ferroviaire Lyon–Turin entre Colombier-Saugnieu (Rhône) et Chambéry (Savoie) ».

Mardi 24 février, lors d’une conférence de presse à l’Elysée avec le président du Conseil italien Matteo Renzi, le président François Hollande a annoncé le lancement des travaux du tunnel à partir de l’année prochaine. Les deux ministres des Transports, Alain Vidalies pour la France et Maurizio Lupi pour l’Italie, ont signé un « engagement définitif des travaux de la section transfrontalière ».

La décision a été prise aussi sur la base du rapport remis le 2 juillet 2012 au préfet de la Savoie par la Commission d’enquête publique qui avait donné son avis favorable au projet de ligne à grand vitesse. Toutefois, ce document est depuis longtemps dans le collimateur des opposants, « à cause d’évidents conflits d’intérêts, d’absence d’impartialité et d’indépendance », explique à Reporterre Daniel Ibanez, porte-parole de la coordination des opposants en France.

Le doigt est pointé notamment contre le commissaire Philippe Gamen, actuel maire du Noyer et ancien président du CPNS (Conservatoire du patrimoine naturel de la Savoie, rebaptisé aujourd’hui CENS, Conservatoire d’espaces naturels de Savoie), une association qui a formalisé des partenariats par convention avec plusieurs collectivités et sociétés, parmi lesquels la société LTF (Lyon-Turin Ferroviaire, filiale de RFF et de Rete Ferroviaria Italiana) chargée de la phase de préparation du chantier. Aujourd’hui, M. Gamen fait toujours partie du conseil d’administration du CENS.

Gamen s’est défendu en disant qu’il ne pouvait pas imaginer, alors qu’il était commissaire, que LTF lui proposerait ensuite ce travail. En réalité, il apparaît que RFF avait déjà rencontré le CPNS en 2011. Plus précisément au mois de mars, écrit la Commission elle-même à page 28 du rapport, alors que Gamen présidait encore l’association.

« Ce document, poursuit Ibanez, démontre que la totalité de la commission d’enquête savait qu’un des treize commissaires avait déjà eu des contacts avec Réseau Ferroviaire de France afin de préparer l’enquête publique ».

Le 19 février, Politis a révélé un compte-rendu du bureau du CPNS, daté du 31 janvier 2012, où on affirme que « dans le cadre des rencontres entre LTF et CPNS, LTF a proposé que soit constitué un groupe de travail sur les mesures compensatoires ‘patrimoine naturel’ en lien avec le projet de LGV ». Pour l’hebdomadaire, cela permet d’affirmer que « Philippe Gamen, maire du Noyer, et commissaire enquêteur lors de cette enquête publique menée du 16 janvier au 19 mars 2012, a menti sur ses activités et ses liens avec RFF et LTF ».

« Des rencontres avec LTF, poursuit l’hebdomadaire, ont débuté avant le lancement de l’enquête publique et se sont poursuivies pendant celle-ci avec le promoteur de la LGV Lyon-Turin, alors que Philippe Gamen, président de l’association, était aussi commissaire enquêteur ».

Le CPNS est de nouveau cité dans le rapport de la Commission d’enquête publique, à page 212, alors que les commissaires donnaient leur avis final sur la question des zones humides : « RFF devrait se rapprocher des conservatoires d’espaces naturels départementaux (le ’CREN’ pour le Rhône, ’Avenir’ pour l’Isère et le ’CPNS’ pour la Savoie) afin de définir les travaux de création et de réhabilitation des zones humides et signer des conventions de gestion à long terme. Un budget devrait être prévu sur 30 ans pour la gestion des milieux créés ou réhabilités ».

La nécessité de se rapprocher au CPNS est rappelée encore page 240, dans les 22 recommandations avancées par la Commission, qui demande d’adopter « une stratégie de compensation des zones humides respectant les principes suivants : (...) un rapprochement devra être engagé avec les conservatoires d’espaces naturels (le ’CREN’ pour le Rhône, ’Avenir’ pour l’Isère et le ’CPNS’ pour la Savoie) pour définir les travaux de création et de réhabilitation des zones humides et les conventions de gestion à long terme ».

Le cas de Philippe Gamen a été précédé par d’autres cas de conflits d’intérêt dans le projet Lyon Turin. Le 3 octobre 2012, Le Canard Enchaîné révélait que la Commission avait passé un marché avec une entreprise de travaux publics dirigée par le frère d’un des commissaires d’enquêteurs.

A page 124, le rapport invitait en effet RFF « à étudier le mémoire de l’entreprise Truchet TP, qui propose de mettre à disposition du projet un terrain de 9 hectares, dans la zone artisanale d’Arbin, pour y stocker de manière définitive 950 000 m3 de déblais, après autorisation d’extraction de matériaux alluvionnaires ». Cette société est présidé par Roger Truchet, frère du commissaire Guy Truchet.

Coté italien, l’architecte Mario Virano a été désigné directeur général de la nouvelle société TELT (Tunnel Euralpin Lyon-Turin), choisie pour construire et gérer la section transfrontalière de la LGV. Or Virano a été déjà membre de la délégation italienne de la Conférence intergouvernementale pour le Lyon-Turin, président de l’Observatoire technique et commissaire extraordinaire du gouvernement italien.

« C’est au moins inopportun, dit à Reporterre Monica Frassoni, co-présidente du Parti vert européen, que la même personne qui a été protagoniste de toute l’histoire de l’ouvrage, depuis plus de dix ans, soit choisie pour cette fonction. Il personnifie désormais ce projet inutile et destructeur qui a déjà fait gaspiller 1,2 milliard d’euros en études et analyses menées par amis et amis des amis, sans aucun respect de l’intérêt général ».

Enquête européenne sur la fraude

En février 2014, les opposants français au Lyon-Turin ont déposé un recours devant le Conseil d’Etat en demandant l’annulation de l’enquête publique ainsi que de la déclaration d’utilité publique de l’ouvrage.

Le 6 février, l’Office anti-fraude européen a décidé d’ouvrir une enquête après la saisine en décembre dernier de deux députées européennes écologistes, Michèle Rivasi et Karima Delli, qui contestent « des pratiques douteuses et de nombreux conflit d’intérêt ».

Selon Monica Frassoni, il y a « un problème majeur au niveau des instruments de contrôle de la part de l’Union européenne sur les grands ouvrages, pour vérifier comment l’argent publique est utilisé. La décision de l’Office anti-fraude européen d’ouvrir une enquête montre que les documents fournis ont été jugés pertinents, et qu’il faut enquêter ».

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