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ReportageNature

Pour les sauver des voitures, ils aident les crapauds à traverser la route

À Beuvardes, le Conservatoire des espaces naturels a instauré un crapaudrome pour aider grenouilles et crapauds à rejoindre un point d’eau. Un soutien vital : dans le monde, plus de 40 % des espèces d’amphibiens sont menacées.

Retrouvez les dessous de cet article dans « Les coulisses de l’enquête », le nouveau podcast de Reporterre :


Beuvardes (Aisne), reportage

« Oh, il est beau celui-là ! » Penchés au-dessus d’un seau en plastique, les yeux bleus délavés de Flavien Maniez s’illuminent. Au fond du bac, planté dans l’humus d’un bois de la commune de Beuvardes (Aisne), un minuscule triton ponctué — reconnaissable à son ventre moucheté et à sa queue orange — se recroqueville sous une poignée de feuilles mortes. L’amphibien gigote au contact de la paume chaude de l’animateur nature.

« Il devait avoir froid », s’attendrit le jeune homme avant de le transférer dans un aquarium portatif. Une dizaine de tritons y barbotent en attendant d’être relâchés dans l’étang voisin de la Logette, séparé de la forêt par une route départementale. Cette migration assistée est la seule manière, pour eux, d’atteindre leur lieu de reproduction sans risquer de se faire écraser par les roues des voitures.

Flavien Maniez près du crapaudrome. © Mathieu Génon / Reporterre

Le Conservatoire des espaces naturels des Hauts-de-France a inauguré en 2008 ce « crapaudrome », long de 500 mètres. Le principe est simple : chaque année, à la fin de l’hiver, lorsque les amphibiens commencent à sortir de leur hibernation pour rejoindre les étangs et les mares, des bénévoles installent des bâches en bordure de route.

Tritons, grenouilles, crapauds et salamandres se retrouvent coincés devant elles. En tentant de les contourner, ils tombent dans des seaux, que des bénévoles et des salariés du Conservatoire des espaces naturels, comme Flavien Maniez, relèvent chaque matin pour les emmener, à pied, jusqu’à leur point d’eau. En quinze ans, plus de 147 000 amphibiens ont été sauvés grâce à ce dispositif. 297 autres installations de ce type existent sur le territoire, selon les chiffres de la Société herpétologique de France.

En quinze ans, plus de 147 000 amphibiens ont été sauvés grâce à ce dispositif. © Mathieu Génon / Reporterre

Un joli coup de pouce à des êtres vivants bien mal en point. À travers le monde, plus de 40 % des espèces d’amphibiens sont menacées d’extinction, selon la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). En Europe, il s’agit du groupe de vertébrés le plus menacé, signale à Reporterre l’herpétologue Christophe Dufresnes, chercheur à la Nanjing Forestry University et auteur d’un guide d’observation et d’identification des amphibiens. « L’état global est assez mauvais, déplore-t-il. Les populations se cassent la figure en masse. »

Œil expert et main agile

Parmi les responsables de cet effondrement : le réchauffement climatique, qui assèche les points d’eau dont les amphibiens dépendent, les champignons parasites, l’introduction d’espèces invasives, les pesticides, l’urbanisation et la fragmentation des paysages forestiers… Et, bien sûr, le trafic routier. « C’est un problème assez important, indique le scientifique. Sur le plan symbolique, c’est choquant de voir des milliers de crapauds et de grenouilles éclatés. Et évidemment, alors que de moins en moins de populations tiennent le coup, si les derniers sites favorables sont soumis à la menace directe des voitures… C’est une très mauvaise chose. »

Pour empêcher les amphibiens picards de finir en bouillie, les bénévoles et salariés du Conservatoire sont sur le pont dès l’aube, chaque matin, de mi-février à mi-avril. Visage rond, regard jovial, Flavien Maniez a la main agile et le coup d’œil expert. Des talents nécessaires : sûrement peu friands des surfaces en plastique, certains amphibiens parviennent à se camoufler loin des seaux où ils sont censés être récupérés. « Les tritons sont un peu acrobates, ils arrivent parfois à grimper les parois », raconte l’animateur nature. Il passe de longues minutes, chaque jour, à inspecter les mottes de terre qui jalonnent le crapaudrome. « Avec l’expérience, on sait où ils aiment se cacher. »

Pour éviter que les amphibiens se fassent écraser, des bénévoles ont installé des bâches en bordure de route. © Mathieu Génon / Reporterre

« Haha ! » exulte-t-il soudain. Là où le novice ne voit qu’un tas de boue, le trentenaire est parvenu à déceler un crapaud commun, terré dans une faille aussi sombre que sa peau granuleuse. Un mâle, tranche-t-il. « On le voit aux membranes noires sur ses pouces, explique-t-il en désignant les minuscules doigts de l’amphibien. Elles lui permettent de s’accrocher aux femelles. » Plus musclées, les crapaudes portent les mâles sur leur dos tout au long de leur trajet de migration, qui peut atteindre une poignée de kilomètres. « Elles jouent un peu le rôle de taxis », sourit-il.

Créer des passages à faune

Après une heure à déambuler entre les seaux, ses aquariums portatifs sont quasi remplis. Un triton alpestre aux faux airs de dragon bleu-gris, une grenouille agile aux longues jambes chamarrées, des dizaines de crapauds aux grands yeux cuivrés, les iris balafrés par de longues pupilles noires… Quelques coassements timides s’échappent des bacs. « C’est parce qu’il y a plusieurs mâles en compétition », traduit Flavien Maniez. Au terme de la matinée, 70 amphibiens sont récupérés par le jeune homme, portant à 3 400 l’effectif sauvé en quatre semaines. L’année dernière, 4 200 amphibiens avaient été relevés en deux mois. « Ça peut sembler beaucoup, mais quand on sait qu’on a déjà fait des années à 18 000… Ça fait relativiser », souffle-t-il.

En une matinée, 70 amphibiens ont été récupérés par Flavien Maniez. © Mathieu Génon / Reporterre

Depuis trois ans, le Conservatoire des espaces naturels des Hauts-de-France constate une nette diminution du nombre d’amphibiens retrouvés au crapaudrome. Difficile, pour le moment, de déterminer avec certitude la cause de cette baisse. La faute aux prédateurs ? Aux inévitables trous dans lesquels certains amphibiens parviennent à se faufiler ? Au manque de pluie ? « Ça fait plusieurs années qu’on a des sécheresses dès avril dans la région, alors qu’avant, on n’en avait jamais avant le mois de juin », témoigne l’animateur nature. Les mares temporaires, qui jonchent habituellement les sols forestiers, ont disparu du paysage. Marais et tourbières souffrent également. « En dix ans, les zones humides ont diminué de 30 %. Forcément, il y a moins d’habitats, moins de ressources alimentaires, et donc moins d’amphibiens. »

Le passage d’un poids lourd, suivi de près par une voiture de sport, couvre les explications du trentenaire. Le crapaudrome permet au moins à ceux qui ont survécu au manque d’eau de ne pas finir en purée de sang et de peau sur le bitume. « Bien sûr, c’est une solution d’appoint, qui bénéficie uniquement aux populations protégées, souligne Christophe Dufresnes. Une solution plus pérenne serait d’installer des systèmes de passage à faune sous chaque route, de fermer le trafic des axes très secondaires à certaines heures lorsque ce n’est pas possible ou, plus globalement, de revoir nos stratégies d’aménagement du paysage. Mais ça reste très efficace. »

Après avoir traversé prudemment la chaussée, Flavien Maniez libère les amphibiens dans l’étang situé en contrebas. © Mathieu Génon / Reporterre

Après avoir traversé prudemment la chaussée, Flavien Maniez libère les petits chanceux dans l’étang situé en contrebas. « Allez, allez ! », chuchote-t-il aux crapauds. « Ce sont de gros pépères. Il faut les pousser ou ils n’y vont jamais », sourit-il. En un mouvement de queue, les tritons ont déjà disparu entre les roseaux, où ils pourront barboter, pondre et se multiplier tranquillement jusqu’à leur reprise progressive, à la fin de l’été, de la route des bois. Certains reviendront au printemps prochain. « Ils reconnaissent les étangs à la composition chimique de l’eau, et reviennent toujours aux mêmes, dit Flavien Maniez. C’est le petit super pouvoir des amphibiens ! » D’ici là, le jeune homme ignore si l’horizon se sera éclairé pour les amphibiens picards. Que ce soit le cas ou non, il sera là pour les convoyer.



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