Prespa, havre de nature sauvage au cœur des Balkans

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Nature MondePendant près de 50 ans, les lacs de Prespa sont restés coupés du monde, au plus grand bénéfice de la nature sauvage. Aujourd’hui, cette zone frontalière entre l’Albanie, la Grèce et la Macédoine du Nord compte sur l’écotourisme pour enrayer la forte émigration de ses habitants.
- Lacs de Prespa (Albanie, Grèce, Macédoine du Nord), reportage
C’est une petite falaise comme tombée du ciel au milieu du lac. Lorsqu’on s’en approche par les eaux, d’immenses martinets au ventre blanc vous frôlent et semblent se moquer de vous avec leurs cris diaboliques. Des pélicans frisés escortés de cormorans s’écartent lentement des roseaux. Ils vont prolonger leur bain de soleil un peu plus loin, sur les pierres blanches autour desquelles frayent les poissons. Sur l’île, le sentier ombragé de figuiers qui mène au monastère en ruine grouille littéralement de serpents. À quelques dizaines de mètres seulement des frontières grecque, macédonienne et albanaise, l’île de Maligrad offre un condensé des richesses sauvages des lacs de Prespa. La région a été pendant près de 50 ans une serrure du rideau de fer qui a séparé l’Europe en deux. En gardant les hommes à distance, la géopolitique a profité à la nature. Ces lacs très anciens et les montagnes qui les encerclent forment aujourd’hui la boucle de la ceinture verte du continent européen.

Nichés à 850 mètres d’altitude, les lacs du grand et du petit Prespa constituent un « point chaud de biodiversité ». Leurs habitats variés favorisent une faune et une flore impressionnantes : 1.500 espèces de plantes, 270 espèces d’oiseaux, 9 espèces de poissons endémiques, la présence de tous les grands carnivores européens, etc. « Prespa est l’une des plus importantes zones humides d’Europe, résume Daniela Zaec, de l’Association écologiste macédonienne (MES). Comme nous partageons ces lacs entre nos trois pays, c’est important d’agir ensemble pour obtenir de vrais résultats en matière de protection de la nature. »
« Regardez autour de vous, il n’y a plus personne. Ils sont tous au Canada, en Australie, etc. Tous ! »
Les lacs de Prespa ont été déclarés parc transfrontalier dès le début des années 2000, une première dans des Balkans hantés par les conflits militaires. Prespa Net regroupe ainsi des associations environnementales macédonienne, grecque et albanaise. Pour mener leurs projets à bien, elles s’appuient avant tout sur les populations locales, dont les conditions de vie ont souvent été difficiles. Encore aujourd’hui, la plupart des jeunes quittent la région faute de perspectives.

« Le silence complet ! Avant, il y avait foule ici ! Mais regardez maintenant autour de vous, il n’y a plus personne. Ils sont tous au Canada, en Australie, etc. Tous ! » Dans le petit village de Brajcino, situé au pied de la montagne Bab, sur la rive macédonienne du lac, Boris coupe des pommes et scrute la place centrale. Comme beaucoup de Macédoniens, il est parti chercher fortune de l’autre côté de l’Atlantique. C’était en 1963. Aujourd’hui, il profite de l’air pur de Prespa pour ses vieux jours. « À l’époque, il y avait 1.200 habitants dans le village, aujourd’hui, on n’est même pas 100. Il n’y a pas de travail ici et pas de marché non plus, peste-t-il, en montrant des cagettes de pommes. Pourquoi l’Union européenne (UE) ne s’occupe-t-elle pas de petits pays comme la Macédoine ? Nous sommes à peine deux millions de personnes. » Candidate à l’adhésion depuis 2005, la Macédoine du Nord désespère d’intégrer l’UE un jour. En attendant, les milliers de pommes qui sont récoltés autour de Brajcino finissent dans la rivière, faute de débouchés.

Malgré une certaine résignation teintée de nostalgie, Boris et ses voisins ont assisté ces dernières années à la métamorphose de leur village. Beaucoup de maisons affaissées et de bâtiments en ruine ont repris forme. Leurs vieilles pierres accueillent désormais des touristes étrangers qui viennent goûter au miel et aux eaux-de-vie locales. « Du temps de la Yougoslavie et jusqu’à il n’y a pas longtemps, les habitants misaient essentiellement sur un tourisme très commercial, explique Daniela Zaec, mais aujourd’hui ils voient les occasions favorables de l’écotourisme. » Pour réorienter l’économie locale vers un tourisme respectueux de la nature, les Macédoniens veulent s’inspirer de leurs voisins grecs. Mais, pour passer la frontière, pourtant toute proche, un détour de plus de 130 km s’impose. Après Brajcino, la route s’arrête, fermée par une barrière et un panneau stop : le petit poste-frontière est fermé depuis 50 ans et le coup d’État militaire en Grèce. Une page sombre pour la région, bientôt tournée. Grâce à l’accord de Prespa sur le nom du pays — devenu Macédoine du Nord — conclu en 2018 entre les gouvernements grec et macédonien, la route devrait rouvrir bientôt.

Faciliter la découverte du lac en désenclavant la partie grecque, c’est ce qu’espère Nonas Stergios. Le long de la route qui descend vers le petit Prespa, ce petit homme souriant a ouvert sa camionnette rouge. À l’intérieur, c’est une mosaïque de légumineuses. « Ce sont des haricots spéciaux, de Prespa, ils sont gigantesques, vraiment très bons. Pour la salade, pour la soupe, il y a aussi des fèves, des pois chiches… » Ici, côté grec, des mesures ont été prises dès le début des années 1990 afin d’allier développement et préservation de la nature. Les produits chimiques ont été combattus. « Moi, je suis en bio depuis 2002, s’exclame fièrement Nonas. Ma famille produit ces haricots depuis des générations. » Nonas peut avoir le sourire. Ces mesures ont porté leurs fruits. La vie sauvage est ici généreuse : un pélican blanc qui vole au-dessus des têtes, une biche qui bondit sur la route ou encore ces guêpiers d’Europe, qui creusent leur terrier dans un talus.

« C’est important de donner aux jeunes l’envie de rester, qu’ils aient des idées de comment et où investir »
Si la région de Prespa enchante par ses beautés naturelles, elle ravira aussi les amateurs d’histoire. Grecs, Romains, Byzantins, Ottomans… les pouvoirs successifs ont façonné ces lacs, habités par l’homme depuis le Néolithique, comme en témoignent certains sites qui datent de 7.000 ans av. J.-C. D’une frontière à l’autre, le visiteur peut aussi faire des sauts dans le temps, entre les cultures industrielles côté grec et l’agriculture de subsistance côté albanais. Les langues diffèrent, les modes de vie aussi. Dans ces confins de l’Europe, où le destin des peuples s’est souvent joué ailleurs sur le continent, les cultures s’entremêlent. Macédoniens, Grecs et Albanais vivent bien sûr autour du lac, mais aussi Roms, Aroumains ou autres « minorités ».

Cveta Trajce vient justement de la petite minorité macédonienne qui habite les villages le long des rives albanaises. Jusqu’à la fin de la dictature stalinienne, en 1991, ces quelques milliers de Macédoniens ont été laissés à leur isolement et obligés de mettre en sourdine leur langue maternelle. Ici, la société de consommation paraît bien loin et le travail de la terre est rude. Sur les collines, de vieilles femmes aux foulards colorés sont courbées sur de minuscules parcelles de thé ou de céréales. « Ici, tout est fait maison, dit Cveta, les familles ont l’habitude de produire ce qu’elles consomment, le pain, le lait, les légumes, le miel, le vin… Mais elles ne peuvent pas les vendre. »

Attablée dans le jardin d’une petite taverne, Cveta sort tout juste d’une formation pour des « guides nature », financée par l’État allemand. Elle accueillera cet été les amateurs de grand air dans son bureau flambant neuf et leur parlera des chemins de randonnée ou des observations d’ours. Alors que cette partie de Prespa s’ouvre désormais au tourisme, l’un des objectifs des ONG est de rendre accessibles ces produits naturels et d’améliorer les maigres revenus des habitants. « C’est important de donner aux jeunes l’envie de rester, qu’ils aient des idées de comment et où investir, explique Cveta. C’est un peu tard car tellement de gens sont partis, je suis l’une des seules de ma génération à être restée. » Derrière elle, béret sur la tête et traits marqués par les hivers et le soleil, un vieux paysan rattrape son unique vache. « Sinon, elle se perd chez les loups de la montagne. »