À l’école de la transition écologique, des jeunes déscolarisés se reconstruisent

Cassandre, 27 ans, à l'école de la transition écologique, en novembre 2021. - © Emmanuel Clévenot/Reporterre
Cassandre, 27 ans, à l'école de la transition écologique, en novembre 2021. - © Emmanuel Clévenot/Reporterre
Durée de lecture : 9 minutes
Dans l’arrière-pays toulousain, une école forme des jeunes déscolarisés ou au chômage aux métiers de la transition écologique. Aux cours de permaculture ou d’écoconstruction s’ajoute l’indispensable accompagnement social de certains adolescents en perte de repères.
Lahage (Haute-Garonne), reportage
Brisant le doux murmure de la campagne, un minibus apparaît dans la cour de l’école. Bras ballants, Axel remercie le conducteur et saute du fourgon. Les yeux encore mi-clos, il étouffe un bâillement, attrape une cigarette au fond de sa sacoche fluorescente et rejoint ses camarades : « Bien ou quoi, les gars ? » Posée sur la branche d’un sapin, une sittelle chante à tue-tête, bientôt rejointe par un petit moineau.
Perdue dans un village de deux cents habitants, à la frontière entre le Gers et la Haute-Garonne, s’élève une bâtisse aux apparences de ferme : c’est l’école de la transition écologique. Inaugurée en 2017, elle forme notamment des jeunes, déscolarisés ou sans emploi, aux métiers « verts » de demain. « Au début, on faisait de l’éducation à l’environnement dans les quartiers populaires de Toulouse, dit Mathilde Loisil, la codirectrice. Mais parler d’écologie à des petits qui passent leur vie entourés de béton, ça ne fonctionne pas. Alors, on s’est expatrié à la campagne et on a créé ce tiers-lieu. »
Neuf lointains tintements résonnent dans le clocher de l’église. Il est l’heure de s’échauffer. La joyeuse cohorte se disperse pour former un large cercle et s’attèle à quelques exercices physiques pour réveiller les corps engourdis par le froid. Responsable de la cantine, Mila Ibri en profite pour interroger les jeunes : « J’aurais besoin d’aide en cuisine. L’un de vous est disponible aujourd’hui ? » Bien plus éveillé qu’à son arrivée, Axel lève aussitôt la main, droit vers le ciel. « Je viens avec toi ! » Un enthousiasme bien vite réprimé par son encadrant principal, Anthony Coutanceau : « Suis-moi, on va discuter tous les deux. »
Homme longiligne à la crinière frisée encerclée par un bandeau rouge, Anthony Coutanceau a le look du basketteur des années 1990 qu’il était adolescent. À 34 ans, ce menuisier de formation encadre les dénommés « déclics ». Quatre mineurs au passif lourd, à qui il apprend à construire des meubles, travailler la terre ou encore s’occuper des animaux de la ferme. Au-delà de cet enseignement, il s’efforce d’épauler ces adolescents abandonnés par le système : « Il faut être très attentif à leur moral. Ils ont été mis de côté par une société qui ne collait pas à leur personnalité. Alors, j’essaie de les valoriser, de leur prouver que ce ne sont pas des bons à rien. » Aujourd’hui, seul Axel est venu. Après lui avoir donné l’autorisation d’aller travailler en cuisine avec Mila, l’encadrant s’isole pour téléphoner aux trois absents. S’ils ne répondent pas, il appellera leurs éducateurs spécialisés.
Un certificat en menuiserie à la clef
Aujourd’hui est un grand jour pour certains résidents de l’école. Neuf jeunes doivent livrer un portail, fabriqué par eux-mêmes avec du châtaignier de récupération, à un particulier du village voisin. « C’est toi qui empoche l’argent, Olivier ? », s’interroge Thomas en chargeant la caisse à outils dans le coffre de la fourgonnette rouge. Sur son avant-bras se dévoile un tatouage celte, souvenir indélébile d’un voyage en Écosse. « Évidemment, éclate de rire l’encadrant ébéniste. Je vous fais travailler, je me repose et à la fin de la journée, je repars avec les sous ! » À la différence de la formation « déclic », dédiée à des jeunes en rupture et coupés du monde du travail, la formation « titres pro » accueille toute personne désireuse de se réorienter vers la menuiserie écolo. Elle dure dix mois et débouche sur une certification professionnelle en menuiserie, spécialisée en pratiques écologiques.

Plissant les yeux pour s’assurer de bien viser, Cassandre, 27 ans, fait ronronner la perceuse électrique. Un nuage de copeaux éclabousse son pull en laine. Éducatrice spécialisée auprès d’enfants autistes, elle s’est inscrite à la formation pour y chercher des ressources, une nouvelle motivation. « Il y a un profond désintéressement des handicapés. Dans les foyers d’hébergement où j’ai travaillé, soit je me retrouvais seule avec quatre caïds et je me faisais péter la gueule, soit on les sur-médicamentait pour les faire dormir toute la journée, se désole-t-elle. C’est pas ça, le métier que je rêvais de faire ! Alors, je me dis qu’avec des connaissances en menuiserie, je pourrais leur faire travailler le bois et je suis persuadée que ça les aiderait à se focaliser. » L’installation du portail terminée, l’équipe retourne en direction de l’école, dans la petite camionnette.
« Avant, j’étais tout le temps sur les nerfs, je cassais des gueules »
Parée d’un tablier blanc, Mila Ibri chaperonne avec autorité son commis du jour. Danseuse contemporaine à la carrière brisée par une blessure au genou, elle cuisine chaque midi un menu végétarien à partir des invendus de commerçants bio du coin. « Aujourd’hui, on a concocté une omelette au fromage, avec des aubergines, une tapenade et des figues cuites », présente-t-elle en faisant signe à Axel de rameuter tout le monde. Le garçon file sur le perron de la cantine, prend une grande inspiration et crie alors de toutes ses forces : « Croque est ouverte ! » Un à un, élèves et encadrants pointent le bout de leur nez, signent un cahier de présence, puis s’emparent d’un plateau dressé avec soin et s’en vont déjeuner au soleil.

Gêné par le silence qui s’installait, Axel raconte à Mila Ibri son bref et douloureux parcours dans la restauration. « On me mettait une pression de malade. En plus de mes médocs contre l’hyperactivité, je prenais six anti-stressants par jour, confie-t-il les mains plongées dans l’évier. J’étais tout le temps sur les nerfs, je cassais des gueules. J’aimais pas être comme ça, je te jure, mais j’y pouvais rien. » Affectée par ce récit, la quarantenaire rétorque : « Tu me sembles quand même bien plus apaisé depuis que tu es ici, non ? » « C’est clair, j’arrive à me canaliser maintenant, conclut l’adolescent. Puis, quand je suis tendu, je vais faire une balade à moto, c’est ma passion. »

Une fois les ventres pleins, un petit groupe entreprend la construction de toilettes sèches. Le matin, Edwin, Elias et Océane ont élaboré les plans sur du papier millimétré. À grands coups de pioches, ils s’attaquent à présent au terrassement. « Souvent, les jeunes débarquent à l’école en nous disant qu’ils n’en ont rien à faire de la transition écologique. Avec les valises de soucis qu’ils portent, c’est pas étonnant, dit Laure Bernardoni, leur encadrante, qui les regarde attentivement. On ne leur impose surtout pas de s’y intéresser. On plante simplement des graines, en espérant qu’elles germeront. »
D’un geste machinal, Elias replace une mèche de cheveux derrière son oreille. L’année dernière, le garçon de 20 ans était en classe préparatoire littéraire, dans un lycée parisien. Jusqu’au jour où il a décidé de tout plaquer. « À en croire l’éducation nationale, un bon élève est un élève qui sait disserter pendant six heures d’affilée, déplore-t-il. Je pense plutôt que c’est quelqu’un qui s’épanouit au quotidien. À la place d’errer de cours en cours, je viens ici le sourire aux lèvres, heureux d’apprendre et de rencontrer des gens formidables aux profils variés. » Accroupie dans la terre à côté de lui, Océane a arrêté l’école en troisième. Longtemps déboussolée, elle a aujourd’hui trouvé son cap. Elle rêve d’ouvrir un magasin pour vendre des meubles en bois de récupération, fabriqués par ses soins.

« J’ai appris à me libérer et j’ai décidé de porter plainte »
« À plus tard Mila, je vais nourrir les animaux », avertit Axel en claquant la porte de la cuisine. À peine franchit-il le portail qu’une nuée de poules aux milles nuances de gris sautent à ses pieds, bien conscientes du festin qui se prépare. Elles sont bientôt rejointes par quelques chèvres et deux cochons, Janis et Joplin. Le jeune homme à la sacoche fluorescente termine sa ronde dans l’enclos des ânes, accompagné d’Audrey, en service civique. « Ils ont des orang-outans je crois… », lance-t-il en caressant l’équidé. Elle le regarde d’un air interrogateur, puis finit par lui répondre, prise d’un fou rire : « Des aoûtats, tu veux dire ! »

Il est 17 heures. L’heure du « débrief » de la journée pour les « déclics ». En entrant dans l’atelier où l’attend Anthony Coutanceau, Axel découvre avec joie la présence d’une de ses camarades. Absente ce matin, elle est arrivée en milieu d’après-midi et s’est affairée à l’élaboration d’une table pour enfants. À la demande de l’encadrant, les deux comparses écrivent sur un bout de papier un souvenir marquant, joyeux, puis le glissent dans la fente d’une boîte à chaussures. « Noisette ? » lit Anthony après en avoir tiré un au hasard. « C’est moi qui ai mis ça, chuchote timidement la jeune fille. En souvenir de la balade dans la forêt, l’autre jour, pour découvrir les arbres. »

La nuit commence à tomber sur le village. Moteur vrombissant, le minibus attend les retardataires. Avant de grimper à l’intérieur, l’adolescente de l’atelier livre quelques mots sur son histoire. Harcelée par son précédent patron, endeuillée par la mort de son grand-père de cœur, elle considère l’école de la transition écologique comme son refuge. « Un jour, mon ex-copain a tenté de me violer. Je n’en avais jamais parlé à personne. Ici, j’ai appris à me libérer et j’ai décidé de porter plainte. Les adultes m’accompagnent dans les démarches et petit à petit, je parviens à me reconstruire. C’est aussi grâce à lui », conclut-elle d’un geste de main. Au bout de son doigt, Axel la regarde et lui adresse un chaleureux sourire.