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Humus, sous-bois, essences… ce qu’ils nous racontent de la forêt

La forêt nous entoure, mais nous ne la connaissons plus. Car la crise écologique est aussi une crise dans notre rapport au vivant. Savoir lire une forêt est essentiel. Pour retrouver un lien direct avec elle, le forestier Daniel Pons nous a guidés à travers la montagne.

Arbas (Haute-Garonne), reportage

Dans la fraîcheur du matin, la brume couvre encore les sommets. Elle ruisselle lentement vers la vallée, glisse dans les bois, s’arrime aux feuillages. À Arbas, dans le massif des Pyrénées, la forêt se révèle par petites touches comme si elle était enveloppée dans du coton. Les arbres s’accrochent à la pente, la cime tendue vers le ciel. C’est un manteau dense et touffu, quasi inextricable, un fracas de branches et de troncs, un camaïeu de vert dont le sens et l’intelligibilité semblent nous échapper. Daniel Pons, un ancien garde forestier, nous guide à travers la montagne. Ses pas fermes se frayent un chemin dans l’épaisse végétation. Nous sommes ici avec lui pour apprendre à voir, à écouter, à ressentir.

La forêt est là, tout autour de nous, mais nous ne savons plus la lire. C’est comme si nous étions devenus analphabètes. Nous n’y voyons qu’un décor, une abstraction que nos yeux peu avertis ont tendance à résumer à de « la nature ». Les lambeaux de brume, en pesanteur au-dessus de nos têtes, couronnent ce mystère. La forêt est cette inconnue immémoriale qui peuple la lisière de nos vies. On s’y promène, on y flâne, on s’y réfugie des trépidations urbaines, mais nous ne la connaissons pas. Nous peinons à comprendre ses cycles et son histoire. Devant cet enchevêtrement de vies, nous sommes démunis.

« La faculté de voir n’a rien de spontané », reconnaît Daniel. C’est un art qui s’aiguise et que l’ancien garde forestier nous invite à polir comme une pierre précieuse. Depuis qu’il a récemment quitté l’Office national des forêts (ONF), le jeune retraité a choisi de faire un pas de côté. Il s’est libéré de ses carcans — l’impératif de production, le diktat de la rentabilité — pour élargir l’horizon et prendre la mesure du temps. « J’ai ouvert la boîte de Pandore, je me suis désincarcéré de mon regard de professionnel », dit-il en souriant. Sous les ramures des grands arbres, il a découvert tout un monde, comme une galaxie en expansion qui n’attendait plus que d’être explorée.

Le forestier Daniel Pons dans le sentier empierré au milieu de la forêt d’Arbas. © Alain Pitton/Reporterre

Depuis sa retraite, Daniel organise des marches dans les bois. Il emmène avec lui des habitants du coin, mais aussi des militants opposés à la mégascierie Florian, un projet industriel qui menace les Pyrénées. Au cours de ses balades, il cherche à réenchanter notre regard et à retrouver un lien direct, voire quasi charnel, avec le milieu qui nous porte. La crise écologique ne se vit pas seulement à travers des chiffres, dit-il, c’est aussi une crise de la sensibilité, une crise dans notre rapport au vivant.

La forêt et les sommets d’Arbas encore dans la brume du matin. © Alain Pitton/Reporterre

La forêt ne doit pas devenir une langue morte

Pour apprendre à lire une forêt, le forestier nous incite à devenir tour à tour pisteur et archéologue. Il faut être attentif à une série d’indices, guetter les signes, fouiller l’humus. « Il n’y a pas vraiment de méthode, c’est avant tout de la curiosité », prévient-il. Avec lui, on entre dans les bois comme on plonge dans un grand bain. Inutile de vouloir suivre les chemins balisés, il faut tracer sa route à grandes enjambées, au cœur des taillis, suivre les sentes de bêtes, grimper par-dessus les chablis, ces arbres renversés par les vents ou brisés par le poids de la neige.

Jean Giono écrivait qu’il existe dans les bois des bruits qui courent comme des paroles. Daniel joue les interprètes pour que la forêt ne devienne pas une langue morte. « Quand on arrive dans les bois, il faut se mettre à l’affût et apprendre à lâcher prise pour mieux laisser ses sens en éveil, explique-t-il. Ensuite, on doit avoir plusieurs réflexes. Il faut regarder les différentes essences d’arbres et leur stade de maturité, la forme des sous-bois, le tapis herbacé, la présence de bois mort sur pied et par terre, leurs volumes... Tous ces signes permettent de donner l’âge de la forêt, son histoire et son degré de naturalité. C’est comme une carte d’identité. »

Le forestier Daniel Pons observant un tronc. © Alain Pitton/Reporterre

Daniel s’inspire de la phytosociologie, une discipline botanique qui étudie les communautés végétales et leur relation au milieu. Chaque plante est indicatrice d’un écosystème et raconte une histoire. Chaque essence d’arbres témoigne d’une étape dans l’évolution naturelle des forêts. Par exemple, les hêtres et les chênes, qui sont des essences dites de dryades — des arbres à longévité élevée —, représentent le stade ultime des forêts tempérées. Le frêne, le bouleau, le merisier ou encore l’érable indiquent quant à eux des forêts plus jeunes, en voie de mûrissement.

Un chêne imposant dans une partie de la forêt que Daniel Pons a fait passer de futaie régulière à futaie irrégulière. © Alain Pitton/Reporterre

Sur les contreforts d’Arbas, le regard de Daniel s’attarde d’abord sur la taille des arbres. La majorité sont des hêtres. Ils montent droit, à plus de 30 mètres. Certains ont plus de 250 ans. Trop âgés, plusieurs se sont effondrés. Ils ont créé des puits de lumière qui permettent aux jeunes pousses de grandir. Peu à peu, la forêt se régénère.

Deux hêtres ayant grandi près d’un mur. © Alain Pitton/Reporterre

À nos pieds, on découvre également du fragon. La présence de cette plante aux feuilles épineuses indique que le milieu forestier est préservé et que le terrain n’a pas été soumis à des coupes régulières. On trouvera plus tard des plantes à bulbe — l’ail des ours et de la consoude — qui ont les mêmes significations. Plus haut, le houx révèle que le lieu n’a pas été pâturé par des troupeaux depuis longtemps.

Après avoir montré à quel point ce bout de tronc était friable avec son couteau, Daniel Pons l’ouvre pour voir les galeries faites par les xylophages. © Alain Pitton/Reporterre

La présence de gros bois au sol, en décomposition, témoigne aussi de l’ancienneté de la forêt. À la couleur du pourrissement — du jaune orangé au mauve —, on peut établir le moment de la chute de l’arbre. Daniel n’hésite pas à creuser dans les artères du bois, à y plonger les mains pour étudier les champignons et les insectes xylophages qui pullulent à l’intérieur. Il lit à arbre ouvert.

En nous emmenant dans les bois, Daniel veut surtout faire voler en éclats une idée tenace qui consiste à croire que la forêt serait un territoire sauvage situé en dehors des sociétés humaines. Une sorte de nature vierge et immaculée. En réalité, la forêt n’a rien d’une donnée originelle. L’homme y est partout présent, depuis des siècles, et ses gestes ont façonné les écosystèmes.

Détail moussu d’une souche. © Alain Pitton/Reporterre

« La forêt a longtemps été un espace vécu, un lieu habité »

« Avant d’être délaissée, la forêt a longtemps été un espace vécu, un lieu habité, raconte Daniel. On en a perdu la trace et la mémoire, mais des marques subsistent. » Dans la forêt d’Arbas, on retrouve ainsi des ruines d’habitations, des murs en pierres sèches et des meules de charbonnage. « En 1900, il existait une centaine de métiers liés à la forêt, cet espace apportait un complément de ressources indispensables aux populations rurales », dit Daniel.

L’intense activité humaine du XIXe siècle pourrait expliquer aujourd’hui la présence de replats à flanc de montagne. À l’époque, on installait dans ces clairières des bûchers pour fabriquer du charbon de bois. On y pratiquait aussi l’agroforesterie en cultivant des châtaigniers, appelé alors « l’arbre à pain ». Certains ont survécu jusqu’à aujourd’hui. Leurs branches se sont ramifiées, le lierre les a envahis. On peine à croire qu’ils proviennent d’une plantation.

Ce qu’il reste des murs de l’habitat. © Alain Pitton/Reporterre

« On ne peut pas comprendre l’état actuel de la forêt sans connaître son histoire sociale, souligne Daniel. C’est comme un miroir de notre relation au vivant. » Ici à Arbas, la forêt est marquée par l’abandon des humains et par l’exode rural. La forêt s’est émancipée des forces anthropiques pour pousser en libre évolution. Elle a retrouvé sa puissance spontanée et s’est mise à courir comme un athlète à qui on délie les jambes.

À l’inverse, en contrebas du massif, dans la plaine, du douglas et des chênes rouges ont été plantés en rangées à partir des années 1950. Avec la mécanisation, les coupes se sont intensifiées et le milieu s’est simplifié. Rien ne pousse sous les allées. Tout est « propre » et silencieux. Uniforme comme un champ d’arbres. C’est une forêt morte, se désole l’ancien forestier.

Pour lui, c’est le principal danger qui nous guette : que l’appauvrissement de notre regard coïncide avec l’appauvrissement du milieu. L’époque pourrait d’ailleurs être charnière, alerte-t-il : « Nous vivons comme des zombies, hors-sol, déconnectés des éléments. En parallèle, l’industrialisation des forêts progresse. Alors que nous détournons le regard, la destruction s’intensifie. »

Ces balades se veulent comme un antidote, une manière de densifier notre lien à la forêt pour y retrouver de l’épaisseur et de l’histoire. Savoir lire une forêt est essentiel, considère notre guide. On ne défend bien que ce que l’on connaît, on ne lutte que pour ce que l’on a appris à chérir.

Notre reportage en images :


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