Dans le Béarn, la nouvelle vie décroissante d’un jeune cadre parisien

Un résident et trois woofeurs font une pause au jardin de la Ferme légère (Béarn) en discutant engrais verts - © Clément Osé
Un résident et trois woofeurs font une pause au jardin de la Ferme légère (Béarn) en discutant engrais verts - © Clément Osé
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Comment accorder sa vie à ses convictions ? Clément Osé, jeune cadre parisien, a rejoint une ferme collective décroissante dans le Béarn, après deux ans de pérégrinations. Il l’a raconté dans un récit, « De la neige pour Suzanne ».
Peut-on jamais être sûr de s’y retrouver quand on change de cap ? Ce 11 avril 2018, lorsqu’il a pris le TGV à Paris-Montparnasse pour rejoindre la ferme collective béarnaise qui allait devenir son nouveau lieu de vie, Clément Osé n’a pas échappé au vertige de l’inconnu. Allait-il s’entendre avec les autres occupants — neuf, au maximum — qu’il n’avait rencontrés qu’une fois ? L’amour allait-il pointer son nez dans ce coin perdu ? Mais la délicieuse ivresse d’un renouveau choisi l’a emporté.
Voilà qu’à 27 ans ce Parisien tournait le dos aux distractions de la capitale et à sa carrière naissante de consultant en « stratégies territoriales et urbaines » pour une vieille ferme aux abords d’un village un peu éteint. Elle est bien belle, cette bâtisse aux murs épais, avec sa vue sur les Pyrénées. Et bien dynamique avec son horizon d’autonomie énergétique et alimentaire : « Il y a une clairière, un bois, des champs, une grande jument blanche, des haies, un beau jardin potager, des fruitiers, c’est fabuleux !, dit-il à Reporterre [1]. Cette Ferme légère — c’est son nom — est encore en chantier de rénovation écologique. On peut donc beaucoup se projeter… » C’est là qu’il allait désormais tenter de vivre sobrement de sa passion, l’écriture, en accord avec ses convictions écologiques et sociales.

De la neige pour Suzanne (éditions Tana, 2021), son premier récit publié, raconte cette aventure de vie. Clément Osé y brosse à grands traits son adolescence privilégiée au sein d’une famille enrichie par les Trente Glorieuses — ses parents, enfants d’ouvriers, sont devenus cadres dans des multinationales. Au passage, il taquine leurs contradictions : « Dans la voiture, on écoutait Mano Solo chanter la misère avec sa voix déchirante en roulant vers un restaurant étoilé avec trois couverts de chaque côté de l’assiette. » En parallèle, l’ouverture d’esprit que lui apporte ce milieu familial, peuplé de livres et ponctué de voyages lointains, le rend sceptique vis-à-vis du catéchisme néolibéral qu’il apprend sur les bancs de Sciences Po entre 2008 et 2013 : « C’était intéressant, mais avec une logique très développement économique, croissance et tout ça… Je ne m’y retrouvais pas trop. »

Il n’avait encore durant ces années qu’un rapport distant avec l’écologie : des produits bio, des randos, « sans plus ». Les drames du réchauffement climatique, ceux qui poussent à l’exil, tuent, affament, et sur lesquels le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) alerte en cascade depuis 1988, il en a pris conscience durant un séjour de deux ans en Mauritanie, pas pendant ses études. Lors de méharées dans le désert de ce pays qu’il a rejoint à 24 ans avec un contrat de volontariat de solidarité internationale, il a vu les oueds asséchés ; en ville, il a écouté les copains mauritaniens lui raconter l’exil à cause des pluies qui se font de plus en plus rares et des récoltes de plus en plus maigres. « Eux ne le nomment pas “réchauffement climatique”, mais en fait, c’est ça. Nouakchott [la capitale] grandit d’ailleurs extrêmement vite du fait des migrations internes : depuis les années 1970, les gens qui subissent la sécheresse viennent s’agglutiner là ! »
L’écologie devint alors palpable. Au même moment, a-t-il expliqué à Reporterre, il a découvert de l’intérieur la duplicité de l’aide au développement, paravent diplomatique du néocolonialisme : « Je me levais le matin pour servir les intérêts des puissances européennes en Afrique. » Il a donc quitté son travail et décidé de partir en voyage, en train et en stop.
« Il m’est arrivé d’être ému aux larmes par un paysage… »
Des États baltes à la Mongolie, en passant par le Xinjiang, le détroit d’Ormuz, la Turquie, il a vécu chichement, dormi en tente ou chez l’habitant... « Une longue fête de onze mois », dit-il à Reporterre. Sans flonflons ni artifices, juste la plénitude de l’existence dans un temps sans contraintes. L’écologie était déjà une réflexion rationnelle « mais là, elle s’est associée à des émotions fortes : il m’est arrivé d’être ému aux larmes par un paysage, ou par une lumière, le soir… »
En Lettonie, alors qu’il travaillait chez un couple d’éleveurs de chèvres, il a apprécié les vertus du travail paysan, « des boulots qui ont un sens immédiat ». « Lorsque je suis rentré en France, il était clair que je n’allais pas me réinstaller à Paris et faire du conseil. » Finalement, tranche-t-il, tout ce confort qu’on nous vend en Occident n’a peut-être pas autant d’incidence que nous le croyons sur notre capacité à être heureux. « Il va falloir chercher le bonheur autrement, s’est-il dit. « Parce que la méthode qu’on emploie aujourd’hui est inefficace et, en plus, très nocive pour l’environnement. »

Coup de chance, à son retour, une ancienne connaissance lui a proposé d’accompagner trois mois durant le premier Tour de France de l’agroécologie en tant que reporter-photographe. C’est cette immersion « passionnante » qui va l’aider à tracer sa nouvelle route, en rejoignant le monde des néoruraux et un collectif. Quoi de mieux que de « partager les tâches, les factures, les combats et les rêves pour les rendre accessibles et joyeux », questionne-t-il dans De la neige pour Suzanne. Sur la carte des « Oasis » — lieux alternatifs pensés par l’écologiste Pierre Rabhi —, il va rapidement trouver « sa » ferme.
Cette Ferme légère, elle est ouverte aux visiteurs, proches ou curieux, et plus largement au dialogue avec les autres, voisins, Gilets jaunes… C’est une autre façon d’habiter un lieu, ensemble, en partageant tous les espaces, sauf les chambres, et en discutant collectivement de son fonctionnement, le plus autonome possible [2]. Bien sûr, l’équilibre entre vie collective et vie privée peut être difficile à trouver : « C’est plus complexe de vivre en collectif, d’essayer d’avoir un mode de vie écologique à contre-courant de ce qui se fait dans la société. Mais je ne me vois pas vivre d’une autre façon parce que c’est ça qui a du sens à mes yeux et donc qui me rend heureux. » En travaillant pour la ferme (soin aux animaux, entretien des ruches, du potager, éco-rénovation…) ou sur ses textes [3], il s’est épanoui : « Je n’attends pas avec impatience le week-end parce que la semaine, je la trouve super… »

Et puis la vie de groupe a du bon : « À la ferme je me suis radicalisé. Je suis arrivé là avec des motivations assez égoïstes, du type : “J’ai envie d’une meilleure qualité de vie, donc je m’installe à la campagne.” Ensuite, j’ai commencé à réfléchir davantage à l’échelle du groupe. Ce qui donne un fort sentiment de liberté puisque c’est le fait de coopérer qui permet de soutenir des activités qui seraient restées inaccessibles autrement… » Les réunions d’organisation qui s’éternisent peuvent aussi se révéler enrichissantes : « En partant d’un problème pratique, on s’est parfois retrouvés à parler de sujets assez philosophiques ou politiques. Par exemple, quand on a attribué les chambres, on s’est demandé comment fixer le prix des loyers. La plus grande chambre devait-elle être la plus chère, ou les loyers seraient-ils fixés en fonction des revenus des gens ? »
Aujourd’hui, Clément Osé s’apprête à créer un nouvel écolieu avec sa compagne — rencontrée à la Ferme. Il aimerait avoir une activité artisanale ou agricole, « pour pouvoir nourrir les gens, participer à la vie d’un village, d’une communauté locale, comme cela se faisait autrefois, a-t-il confié à Reporterre. Parce que c’est bien d’avoir des lieux tests, des laboratoires comme la Ferme légère dont les gens peuvent s’inspirer pour vivre différemment, mais ce n’est pas suffisant. » Il en est persuadé, pour répondre aux enjeux écologiques et sociaux, il ne faut pas tout attendre des politiques ni rester dans l’entre-soi. « Il faut trouver les ponts avec les autres mouvements de lutte, et s’intéresser aux gens, avoir de la considération pour leurs idées. C’est seulement à partir de là qu’un dialogue peut s’installer, même entre adversaires patentés. L’important, c’est de crever la bulle ! Parce que si on reste entre nous, il ne se passera rien. » Sa façon à lui, désormais, de faire de la « stratégie territoriale ».