En Guinée, les habitants de Boké pâtissent du boom de la bauxite

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Mines et métaux MondeLa Guinée est aujourd’hui le troisième exportateur mondial de bauxite, un minerai utilisé pour l’aluminium. Mais dans la région minière de Boké, la pauvreté ainsi que les dommages environnementaux causés par cette industrie progressent. Et la contestation gronde.
- Boké et Kanfarandé (Guinée), reportage
C’est une route impraticable en saison des pluies. Une piste de terre cabossée, mangée par les anacardiers (les arbres à noix de cajou), les palmiers et les manguiers. Avant de s’y engager, Nentebou Barry, Sékou Amadou Diakité et Zoumanigui Kessery ont dû montrer, une fois encore, leur ordre de mission à un gendarme posté à l’entrée d’une commune. En voyant qu’ils étaient liés à des projets de développement, il s’est fâché : « Nous aussi on a besoin d’eau, ici ! » L’eau n’est pourtant pas le cœur de métier de ce trio de militants de la société civile, qui représentent respectivement l’ONG C-DEV, le Réseau national de la société civile pour l’environnement et le développement durable (ReNaSCEDD) et l’ONG Actions mines. S’ils sont là, à Boké, région du nord-ouest de la Guinée-Conakry et nouveau fief des exploitants de bauxite, c’est dans le but de prévenir des conflits. En 2017, la Guinée a exporté près de 50 millions de tonnes de ce minerai utilisé pour fabriquer de l’aluminium — devenant le 3e exportateur mondial — contre 18 millions de tonnes en 2010. Une croissance éclair, qui s’accompagne toutefois de remous sociaux.

L’année dernière, la ville de Boké, épicentre des routes de la bauxite, et peuplée de près de 900.000 habitants selon la préfecture, a connu deux épisodes contestataires très populaires. Le premier a eu lieu fin avril 2017, à la suite de la mort d’un taxi-moto percuté par un camion-benne chargé de bauxite. Le second, en septembre 2017, parti d’une coupure générale d’électricité, a viré en émeutes. Bilan : deux morts, des dizaines de blessés, et une propagation des protestations à plusieurs localités minières, ce qui a donné des sueurs froides aux compagnies étrangères (britannique, chinoises, émiratie, française, russe) installées dans la zone. 35 revendications ont été émises en mai 2017 par les manifestants, au premier rang desquels l’accès à l’électricité, à l’eau, l’emploi des jeunes et la construction d’une « contournante » pour que les camions — non bâchés — transportant le minerai cessent de traverser le centre-ville de Boké. Un an plus tard, qu’en est-il ? C’est là tout l’objet de la mission des trois militants.
« Aucun point de revendication n’est vraiment satisfait aujourd’hui »
« On se rend dans dix communes plus ou moins affectées par les mines pour voir ce qui a été fait, et on prend des contacts pour organiser une grande table ronde, en juin [1] », explique Sékou Amadou Diakité. Deux jours plus tôt, ils étaient à Sansalé, localité distante de 135 km. L’aller-retour a duré plus de 14 h, par route et par pirogue. « Les habitants étaient enchantés de nous voir. Personne ne va là-bas. Ni l’État, ni les sociétés minières, ni les ONG », dit Nentebou Barry. « Le mot qui revient partout, c’est “frustration” », complète Zoumanigui Kessery, tandis que le pick-up vert s’enfonce dans la forêt en ce mardi d’avril.

Après deux heures de piste, la végétation est plus clairsemée. Voici les plaines, des amas de cocotiers, puis, enfin, Kanfarandé, une commune d’environ 30.000 habitants qui borde le fleuve Rio Nunez. La rue principale mène à un port de pêche déserté. Sur la gauche, un bâtiment délabré. « C’est bien l’administration », confirme un habitant. Le sous-préfet Mamadouba Yakha Camara reçoit dans une pièce aux murs bleus, sans ordinateur ni électricité. « Aucun point de revendication n’est vraiment satisfait aujourd’hui », commence-t-il. L’électricité, éventuellement, il consent à s’en passer : « On est habitué, on n’a ni frigo ni lampadaire ici. » Mais il ne transige pas sur l’accès à l’eau potable et l’emploi des jeunes. « Il faut former nos enfants. Sur dix jeunes de Boké, seul un ou deux savent conduire un engin, donc les compagnies minières recrutent des jeunes qui ne sont pas d’ici », déplore-t-il. Il a demandé au minier avec lequel la commune « cohabite » de faire un effort pour embaucher des locaux. En l’occurrence, il s’agit de la Société minière de Boké (SMB), un consortium guinéo-sino-singapourien créé en 2014. Avec 31 millions de tonnes de bauxite brute expédiées en 2017 vers Yantaï, en Chine, il est devenu le numéro un mondial du secteur.
« La pauvreté ne fait qu’augmenter. Nous vivons dans un enfer terrestre
Reste que la solution logistique choisie par la SMB ne fait pas le bonheur des habitants de la zone. La bauxite, acheminée par camion des mines aux deux ports fluviaux que la compagnie a bâtis, est ensuite chargée sur des barges qui descendent le Rio Nunez jusqu’aux cargos mouillés dans l’océan Atlantique, à une quarantaine de kilomètres. À Kanfarandé, distante d’à peine 5 km à vol d’oiseau du port de Dapilon, la population se plaint des nuisances sonores, des perturbations du trafic fluvial — les piroguiers disent ne plus pouvoir regagner l’autre rive avec les mouvements permanents des barges. Mais surtout, il n’y a plus de poissons. « La pêche, c’était notre activité principale », lâche, impuissant, Mamadouba Yakha Camara. Le littoral est d’ailleurs méconnaissable, recouvert de boues grises, dues, selon les villageois, au dragage du fleuve qui a précédé la mise en circulation des barges.

« On a réclamé des barques à moteur à la SMB, pour que les pêcheurs puissent aller vers des zones plus poissonneuses. Mais jusque-là, c’est resté lettre morte. En contrepartie des impacts, ils nous donnent des sacs de riz et des bidons d’huile tous les trois mois. Mais la pauvreté ne fait qu’augmenter. Nous vivons dans un enfer terrestre. J’ai failli démissionner trois fois », avoue le commis de l’État en s’épongeant le front avec un mouchoir. Il se dit toutefois « attaché à sa sous-préfecture ». Et cherche des soutiens pour recycler les pêcheurs du cru dans la culture de la noix de cajou.

« Le problème des ressources halieutiques se pose en effet le long du fleuve, admettait le directeur de la SMB, Frédéric Bouzigues, quand Reporterre l’avait rencontré fin septembre. Mais on cherche à développer la pisciculture, comme alternative à la pêche artisanale. » Il confirme aujourd’hui que ce projet s’inscrit dans un « programme de croissance » lié à la construction prochaine d’une usine d’alumine. Et défend, en attendant, son bilan au titre de la responsabilité environnementale et sociale : création de 7.750 emplois directs, construction de trois centres de santé, de deux écoles, de dizaines de forages… C’est même l’un des actionnaires de la SMB, l’homme d’affaires franco-guinéo-libanais Fadi Wazni, qui a joué au sapeur-pompier lors de la contestation de septembre, en fournissant à la ville les trois groupes électrogènes qui ont permis de rétablir le courant. Depuis, la desserte en électricité est assurée de 19 h à 6 h. Les Bokekas y ont gagné cinq heures de courant supplémentaires. Pas de quoi cependant brancher encore un ordinateur ou un ventilateur dans la journée — les températures dépassent les 45 °C en ce mois d’avril. C’est la seule amélioration parmi les 35 points de revendication établis il y a un an que relèvent les trois militants de la société civile à l’issue de leur mission.
« Partout où on est passé, l’État est absent. Du coup, les miniers font ce qu’ils veulent »
« Pour le reste, il n’y a pas vraiment d’avancée, déplore Sékou Diakité. À Boké, l’eau qui sort des robinets est rouge. Dans une ville qui compte 14 sociétés minières, la population doit acheter de l’eau minérale. On a vu aussi des problèmes de tarissement de cours d’eau dans des villages. » Dans les deux cas, les sociétés minières endossent une grande responsabilité. Le dynamitage, l’extraction, le concassage ou le transport de bauxite sur des pistes de latérite produisent de grandes quantités de poussière, tandis que la construction d’infrastructures routières contribue aussi à endommager des têtes de sources. « L’État doit aussi jouer son rôle. L’accès à l’eau et à l’électricité, c’est une affaire de volonté politique ! insiste Zoumanigui Kesseri, militant d’Action mines. Partout où on est passé, l’État est absent. Du coup, les miniers font ce qu’ils veulent. » Reste donc à cette jeune société civile à s’armer pour mener des plaidoyers.

Un de ses rôles sera de suivre la redistribution des richesses minières. Une question d’actualité avec la mise en place du fonds de développement économique local, alimenté par les sociétés minières (0,5 % de leur chiffre d’affaires) et prévu par le Code minier de 2013. « Les organisations de la société civile peuvent apporter des précisions aux communautés, mais aussi aux autorités locales, sur ce qui est prévu par la loi, sur les questions de responsabilité, de redevabilité. Ces informations ne sont pas forcément disponibles dans les zones reculées », souligne Sun-Min Kim, chargée de programme à l’Institut de gouvernance des ressources naturelles (NRGI). Encore faut-il pouvoir compter sur des relais locaux. « Les organisations qu’on a rencontrées manquent encore d’espaces de travail, d’ordinateur, de motos ou de moyens pour le carburant », soupire Nentebou Barry.