Reportage — Grands projets inutiles
En procès, les activistes de l’Amassada plaident « l’état de nécessité écologique »

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Grands projets inutiles Énergie LuttesÀ Rodez, la justice attaque de nouveau l’Amassada et son monde. Mercredi 10 juin s’est tenu le procès de quatre militants de la lutte contre le transformateur de Saint-Victor-et-Melvieu. Accusés de violences, ils et elles ont tenté de rendre audible le sens de leur lutte invoquant l’urgence de l’action face à la destruction des écosystèmes.
- Rodez (Aveyron), reportage
Ce procès a bien failli n’avoir pas lieu. L’avant-veille du 10 juin, sa date avait subitement été reportée d’un mois voire d’un an. Mais la veille, le voilà soudainement maintenu. Un yoyo de calendrier qui a pris de court le collectif Amassada, qui réunit les opposants au projet de transformateur électrique de Saint-Victor-et-Melvieu (Aveyron). Une cinquantaine d’entre eux était cependant présents ce mercredi pour soutenir une nouvelle fois leurs camarades devant un palais de justice à l’accès restreint, Covid-19 oblige. À l’intérieur, pas de masque ni de gel hydroalcoolique obligatoire, la « distanciation » touchant surtout les soutiens des quatre manifestants, seuls avec leur avocat, Maître Gallon, dans la salle d’audience.

Les faits remontent à l’automne dernier. Le 8 octobre 2019 se déroulait l’expulsion et la destruction du hameau de l’Amassada avec force gardes mobiles, hélicoptère et blindés légers. Dès la fin de cette semaine, le samedi 12 octobre, alors que les lieux étaient déjà clôturés et grillagés, les opposants revenaient sur place pour maintenir leur opposition sur le terrain.
Cent manifestants, quatre inculpés, sept chefs d’accusation
C’est ce jour-là que, selon les témoignages des gendarmes, les manifestants, « cagoulés et masqués », se seraient « rués sur le grillage » ceinturant le site du chantier, bombardant les gendarmes de tomates pourries et de pierres, contraignant à la riposte et à interpeller quatre fauteurs de troubles. Comme dans de nombreuses affaires similaires, ce sont des gendarmes qui ont enquêté sur ces faits, dont les victimes sont notamment un gradé de gendarmerie et ses troupes. Sans distinction, les quatre manifestants sont accusés des mêmes sept chefs d’inculpation : participation à un attroupement non autorisé avec dissimulation du visage, violence avec arme sur agent dépositaire de la force publique (avec et sans [ITT|Incapacité totale de travail]), menaces et outrages, dégradation de véhicule de gendarmerie, dégradation de biens appartenant à [RTE|Réseau de transport d’électricité], refus de test ADN et refus de prise d’empreintes digitales. Le tout corroboré par quatorze témoignages de gendarmes, dont la moitié sont visiblement copiés-collés.

Le récit des manifestants est tout autre. La manifestation du 12 octobre visait à marquer leur détermination à poursuivre la lutte, malgré le choc de l’expulsion, et à se rendre au plus près des clôtures du site. Une centaine d’opposants s’est rendu en cortège sur la zone en arborant symboliquement des masques improvisés à l’effigie de la préfète de l’Aveyron — qui a autorisé le projet de transformateur et l’expulsion, alors même que les recours juridiques n’étaient pas purgés. « Dès qu’on est arrivé, ils ont commencé à nous gazer. Ça a été un moment de grande confusion » raconte Julie, l’une des prévenues. Cette artisane témoigne s’être fait tout de suite « violemment attraper et plaquée au sol par les gendarmes, le genou sur la tête ». Malika non plus, seconde prévenue, n’était « pas là pour aller à l’affrontement violent, raconte-t-elle, on manifestait avec des enfants, certains avaient des béquilles ».

Cette danseuse-chorégraphe jouait ce jour-là le rôle de médic et « ne s’est approchée que pour tenter de soigner les gens ». À la fin des affrontements, alors qu’elle se tenait à distance, elle n’a pas reculé assez vite face à une charge surprise des gendarmes et au reflux des autres manifestants. Elle a alors été interpellée, en même temps que Fabien, tondeur de mouton, à distance lui-aussi, qui croyait « être tranquille puisque je ne lançais rien ». Raté.
Jean-Luc, le dernier prévenu, a d’abord « essayé d’aller près du grillage », avant d’être « gazé par une bombe lacrymo à main ». Désorienté, ce retraité affirme avoir « reculé et observé la scène de côté ». C’est là qu’un gendarme dit avoir reçu une pierre sur la tête, sans identifier la source. Interpellé, « la tête dans le sable, un genou dans le dos », le manifestant admet « avoir peut-être proféré un juron ».
Tous ont nié avoir commis les violences reprochées, tous ont refusé également, pour des motifs politiques et éthiques, test ADN et prise d’empreintes. Ils ont ensuite passé 48 heures en garde-à-vue, particulièrement dures pour Jean-Luc, « déshabillé et laissé en slip à chaque changement de cellule et chaque interrogatoire ». Fabien, de son côté, a entendu un officier de police judiciaire lui affirmer qu’on ne le voit dans aucune vidéo lancer des projectiles mais ces vidéos n’ont pas été retenues par les enquêteurs.
« La destruction des écosystèmes met en cause la survie des institutions »
« Ces faits sont parfaitement inadmissibles ! C’est l’État de droit et non l’anarchie qui permet de veiller à la paix sociale », commence la procureure. Pour la magistrate, cette manifestation marque « un cap, dont le but était de commettre des violences, puisque vous étiez masqués ». Et pour elle, les dénégations des manifestants ne sont qu’une preuve « qu’on assume ses convictions mais pas ses actes ». Elle requiert « huit mois de prison avec sursis assortis d’une interdiction de séjour de cinq ans sur la commune de Saint-Victor-et-Melvieu ». L’avocate de RTE, partie civile, demande de son côté le remboursement des dégradations du grillage, des clôtures et d’un Algeco (environ 1.850 euros) mais aussi plus étonnamment le paiement par les prévenus du « renforcement de la sécurité engendré sur le site et la pose de barbelés supplémentaires », près de 17.000 euros.
Face à ce discours, les prévenus ont cité deux témoins pour les soutenir. Le premier, Christophe Bonneuil, historien, absent du fait des changements de date du procès, avait pu transmettre une lettre à l’audience. Moment surprenant que d’entendre les assesseurs lire deux pages de texte de ce spécialiste de l’anthropocène qui évoque « le sommeil dans lequel j’étais plongé avec l’illusion des renouvelables », se réjouit de la « progression de la reconnaissance juridique du crime d’écocide et de la justice climatique » et même narre l’histoire du charbon, « dont le recours au 19e siècle est lié à l’épuisement des forêts ».
Mathieu Rigouste, sociologue, a évoqué ensuite à la barre les « luttes de défense du territoire », et rappelé que « dans les années 70, le suréquipement des forces de l’ordre a découlé de manifestations ouvrières où l’on jetait des boulons en fer ». Selon lui, « d’un point de vue sociologique, le jet d’un caillou représente presque le degré zéro de la conflictualité ». Sursaut du juge. Pour finir, le chercheur conclut sur la manière dont les doctrines policières utilisent couramment la figure d’un « ennemi intérieur » pour « accuser l’ensemble d’un mouvement social de faits commis par certains de ses membres ».

Ce fut bien là une particularité de cette audience : la place (relative) laissée aux discours politiques et à l’engagement. Bien que toujours focalisé sur la légalité de l’affaire, le juge a néanmoins laissé quelques minutes à chacun des prévenus pour exprimer la nature de son combat. Outrepasser les lois ? « Nous sommes en état de nécessité écologique. » Respectez-vous les institutions ? « La destruction des écosystèmes met en cause la survie des institutions elles-mêmes. » Est-ce que cette procédure vous a fait changer la manière d’aborder cette mobilisation ? « Je ne peux pas reculer si je veux me regarder dans la glace. »
À leurs côtés, Maître Nicolas Gallon, leur avocat, après avoir célébré « les plus nobles représentants de la société que sont ces citoyens engagés », a épluché méthodiquement chacun des détails des accusations individuelles contre ses clients en se référant au principe de justice élémentaire : « Nul n’est responsable des faits d’autrui. » Et les faits ne pouvant être précisément attribués à l’un ou l’autre des quatre parmi la centaine de manifestants, il réclame la relaxe générale.
« On a au moins pu s’exprimer. C’est autre chose de savoir si on sera entendu », déclarait-il à la sortie. Le délibéré sera rendu dans un mois, le 8 juillet prochain.