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Face à l’obsession sécuritaire, dessiner un avenir souhaitable

Depuis le 13 novembre, les politiques n’ont d’autre préoccupation que sécuritaire. Pourtant, d’autres questions sont d’une bien plus grande urgence. La priorité est de « faire revivre l’idéal démocratique », estime Alain Caillé.

Alain Caillé, sociologue, a lancé, avec des dizaines d’intellectuels, le Manifeste convivialiste.

Alain Caillé.

L’écart entre le politique et la politique est devenu aujourd’hui en France abyssal. Dangereusement abyssal. Plus rien ne semble relier la politique, c’est-à-dire la lutte des partis et des individus pour l’obtention du monopole du pouvoir légitime, et le politique, c’est-à-dire la capacité collective de décider d’un avenir commun. Dit autrement, aucun des représentants de la classe politique actuelle ne semble en mesure de dire aux Français d’où ils viennent et dans quelle direction ils devraient aller, quel avenir bâtir ensemble. Depuis longtemps, déjà, le débat politique a été réduit à la question de savoir qui proposait les meilleures recettes pour retrouver la croissance du PIB, censée pouvoir remédier à elle seule à tous nos maux : la dérégulation et les privatisations, ou la dépense publique ? Travaillaient presque honteusement, en arrière-plan, les questions identitaires et sécuritaires, d’abord abandonnées au Front national et, désormais, récupérées par tout le monde.

Depuis le 13 novembre ce sont elles désormais qui occupent toute la place, au prix d’un sidérant chassé-croisé de toutes les positions doctrinales. D’un chamboule-tout idéologique à la fois dramatique et divertissant tant il confine au grotesque. C’est Sarkozy qui, le premier, s’est lancé dans la reprise des thèmes du FN en laissant entendre qu’avec lui on aurait le FN sans le FN, un FN après blanchiment, en quelque sorte. À la stupéfaction générale, Hollande et Valls se sont lancés dans la même opération, via une manœuvre de contournement de Sarkozy par sa droite (de même que celui-ci avait un temps tenté de contourner le PS par sa gauche), qui leur a permis de sauver pas mal de meubles aux régionales. C’est maintenant Alain Juppé qui se lance dans la même opération pour se donner une chance de remporter les primaires de la droite. Les vingt mesures qu’il présentait récemment dans le Journal du dimanche ne parlent que de multiplication des places de prison, de durcissement des peines et de reconduites aux frontières à multiplier, et de rien d’autre.

 Les voies de la « prospérité sans croissance »

Soyons clairs, la question de la bonne politique économique à mener, celle qui permettrait de résorber le chômage, est évidemment capitale, et les questions sécuritaires et identitaires également. Encore faudrait-il se donner les moyens de les traiter sérieusement avec imagination et courage, au lieu de faire toujours plus de la même chose, d’en rajouter à chaque fois sur les recettes qui ont échoué et qui aggravent le mal. Mais le principal est de comprendre qu’aussi importantes soient-elles, ces questions ne sont peut-être pas les principales. Pas les seules en tout cas, et qu’on n’aura en tout état de cause une chance de les résoudre qu’en s’attaquant prioritairement à d’autres problèmes tout aussi cruciaux. Au seul plan économique, déjà, l’essentiel est moins de s’évertuer à retrouver une croissance à court terme du PIB, que de développer des initiatives économiques qui permettent à tous de vivre mieux même si la croissance devait ne pas revenir. D’inventer pour de bon les voies de la « prospérité sans croissance », défendue par Tim Jackson.

Mais, au-delà de l’économie, les questions premières ne sont-elles pas les suivantes ? : Que devons-nous enseigner dans le primaire, le secondaire ou le supérieur ? Comment échapper à un modèle d’excellence qui stigmatise tout le monde en posant, de proche en proche, que seule la réussite à l’ENA ou à l’X vaut quelque chose ? Comment réformer la Justice et la Prison pour qu’elles ne génèrent pas plus de délinquance qu’elles ne sont censées en retrancher ? Comment sortir du néo-management qui génère souffrance au travail, perte de confiance dans les autres et dans l’avenir et, par-dessus le marché, inefficacité, dans le secteur privé comme dans le secteur public ? Comment faire revivre l’idéal démocratique en redonnant aux citoyens la possibilité effective de choisir collectivement leurs manières de vivre, d’habiter et de travailler ? Comment lutter contre la corruption et les inégalités extrêmes ? Comment reconstruire un récit partageable par tous les Français, leur permettant de comprendre quel rôle la France peut et doit tenir dans le monde actuel, et, plus particulièrement, dans le cadre de l’Europe, et dans ses relations avec le monde musulman ou avec ses anciennes colonies ? Etc.

Faute que ces questions soient mises sur le devant de la scène et que les contours d’un avenir souhaitable possible soient esquissés, la société française éclate en blocs de populations qui s’ignorent toujours plus les uns les autres, quand ils ne basculent pas dans la haine, avec l’exacerbation spéculaire du racisme anti-musulmans d’une part et le terrorisme anti-Français, de l’autre.

N’accablons pas les femmes et les hommes politiques. Ils font ce qu’ils peuvent, avec des lambeaux d’idéologies politiques autrefois fécondes, mais aujourd’hui de plus en plus stériles. En posant en profondeur toutes les questions listées plus haut, en cherchant à y répondre, c’est une société convivialiste qui commencera à s’inventer. Et, curieuse dialectique, c’est très vraisemblablement en les privilégiant que l’on trouvera les réponses, qui pour l’instant se dérobent, aux problèmes de la stagnation, du chômage et de l’insécurité.

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